Vol. 77, Nº 1Entretien

« Un récit palpitant »

L'œuvre d'un journaliste souligne le travail de la GRC à l'étranger

Terry Gould a écrit un livre sur l'année qu'il a passée à côtoyer les formateurs canadiens de la CIVPOL en Afghanistan, en Palestine et en Haïti. Crédit : Terry Gould

Le journaliste d'enquête Terry Gould a passé un an à côtoyer les formateurs de la police civile (CIVPOL) canadienne œuvrant auprès de corps policiers afghans, palestiniens et haïtiens. Son livre, Worth Dying For: Canada's Mission to Train Police in the World's Failing States, relate l'histoire de nombreux policiers qu'il a rencontrés et leur ardent désir d'aider des pays en difficulté à établir des services de police éthiques. Sigrid Forberg a recueilli ses propos.

Comment vous êtes-vous intéressé au travail de la police à l'étranger?

Au cours de plus de dix ans de travail dans des pays gérés essentiellement sur le modèle criminel, j'avais vu que les chefs d'État exploitaient la police pour faciliter leurs propres activités illégales, nommant leurs acolytes à la tête des corps policiers et leur donnant à comprendre que leur revenu dépasserait largement leur salaire et qu'en échange de leur soutien et d'une part du butin, ils pourraient agir en toute impunité. Les chefs de police vendaient à leur tour des postes subalternes aux mêmes conditions. Au bout d'environ cinq ans, j'ai commencé à documenter les carrières de journalistes assassinés dans leur localité de résidence dans cinq de ces pays. J'ai consacré quatre ans au livre Murder Without Borders, qui raconte leur histoire. Ces journalistes avaient généralement tenté d'exposer la corruption de leur gouvernement, et dans presque tous les cas, c'était la police qui avait organisé leur meurtre. Je ne voulais pas donner l'impression que tous les policiers que j'avais rencontrés étaient croches, mais ceux qui ne l'étaient pas se concentraient dans les échelons inférieurs. Je me suis rendu compte que, dans les sociétés où règne l'impunité, même les flics honnêtes finissent par devenir pourris, se disant : « Ils nous versent un salaire de crève-faim, ils s'attendent à ce qu'on vole, on va leur donner raison. »

Comment avez-vous eu connaissance de la CIVPOL?

J'en étais venu à conclure que la réforme des sociétés aux prises avec une corruption systémique passait par la réforme de la police. Je me suis alors demandé comment on pouvait amener les forces policières à opposer un frein aux prédateurs qu'étaient leurs dirigeants de la classe politique. La mission me paraissait impossible. Mais parfois, quand un journaliste pose et repose une question, il finit par obtenir une réponse. Quand l'élève est prêt, le maître apparaît.

Après la publication de Murder Without Borders, j'ai rencontré Joe McAllister, un surintendant de la GRC qui croyait pouvoir réformer les corps policiers coupables d'oppression envers une population civile. Il avait passé trois ans dans des États défaillants sous la bannière de la méconnue Sous-direction des missions de paix internationales [aujourd'hui rebaptisée Développement poli-cier international]. Je savais que nos policiers donnaient de la formation à leurs confrères en Haïti, mais pas qu'ils allaient dans des coins reculés du monde pour remplir une mission stratégique, c'est-à-dire constituer des corps policiers honnêtes et professionnels dans des pays dévastés par la guerre ou au bord de l'effondrement. À l'époque, ces agents de la CIVPOL, comme on les désignait, risquaient leur vie dans le cadre de neuf missions en zone rouge, dont six des 10 premiers pays à l'index des États défaillants du magazine Foreign Policy. La chose étant peu connue, j'ai pensé que ce serait un sacré bon sujet de reportage.

Qu'est-ce que vous vous attendiez à découvrir?

Je ne m'attendais pas à voir un groupe d'agents voués à la promotion du plus élémentaire principe de comportement éthique de toute l'histoire de l'humanité. Je parle ici de la règle de Hillel, qui transcende les époques et les cultures : ce qui t'est odieux, ne l'inflige pas à autrui. Aux yeux de Joe McAllister et de la plupart des autres agents de la CIVPOL que j'ai rencontrés, leur travail consiste à apprendre aux corps policiers étrangers la façon d'appliquer cette règle, et ce souci est au cœur de leurs missions. Nos formateurs policiers veulent montrer aux services de police du monde entier comment remplir le devoir le plus fondamental du policier, c'est-à-dire empêcher les méchants de s'en prendre aux gentils. Le Canada était autrefois reconnu comme un pays pacificateur qui excellait à cet égard. De 1956 à 1992, il a souvent été le plus grand fournisseur de soldats aux missions de paix onusiennes, mais aujourd'hui, il se classe autour du 70e rang. N'empêche que cette réputation vertueuse continue à profiter aux Canadiens partout dans le monde, et sa préservation est attribuable en partie aux bénévoles de la CIVPOL.

J'avais jusqu'alors signé des reportages sur divers pays aux allures mafieuses, où j'avais vu les corps policiers recourir à la torture et au meurtre pour écraser toute résistance, sans jamais me douter que nous avions un groupe entièrement consacré à la réforme de tels oppresseurs. Quand Joe McAllister s'est mis à parler des formateurs policiers tués en mission puis des agents qu'il avait formés en Afghanis-tan et qui avaient par la suite été assassinés, je me suis dit : voilà un récit palpitant de portée internationale, concernant des hommes et des femmes idéalistes qui expriment concrètement leurs croyances profondes. C'est alors que j'ai décidé d'écrire le livre.

Par où avez-vous commencé?

Joe McAllister allait retourner en Afghanistan et j'ai fait des démarches pour l'accompagner. De tous les pays où travaillait la CIVPOL à l'époque, j'en ai choisi trois qui retenaient l'attention du monde entier et qui illustraient différents aspects de la mission. D'abord, l'Afghanistan, parce qu'il était au cœur d'une guerre sanglante et que la plupart des experts voyaient dans la création d'un corps policier honnête le facteur le plus important pour la remise sur pied du pays. De plus, la CIVPOL envoyait des policières canadiennes là-bas pour former des agents de sexe tant masculin que féminin à Kandahar, où les femmes étaient pratiquement sans droits. L'idée était de montrer que, sur le plan professionnel, les femmes étaient égales aux hommes. Ensuite, la Palestine, parce que c'est l'une des régions les plus complexes de la planète, mais aussi parce que l'Autorité palestinienne et les Israéliens partageaient l'avis qu'une force policière palestinienne exempte de corruption serait essentielle à l'indépendance palestinienne. Enfin, Haïti, parce que ce pays arrive en tête de toutes les listes d'États défaillants, surtout depuis le séisme. Il a si souvent été ravagé par des catastrophes d'origine naturelle, intérieure ou étrangère que ses services publics étaient quasi anéantis. Aussi nos policiers s'employaient-ils partout au pays à former les agents du corps policier national, jugé nécessaire à l'établissement d'un État fonctionnel. Ils vivaient parmi les habitants et couraient les mêmes risques qu'eux. J'ai d'ailleurs interviewé deux membres de la GRC qui avaient été capturés et torturés avec un troisième collègue peu avant mon arrivée, par le même gang violent qui menaçait leurs voisins.

Quel aspect de cette histoire vous donnait envie de la raconter?

Justement, personne ne la racontait. À peu près personne ne savait ce que nos policiers faisaient dans tous ces pays. Le Canadien moyen à qui l'on mentionne que nos policiers ont travaillé en Sierra Leone, en Côte d'Ivoire, au Guatemala, en Iraq, au Sahara-Occidental, au Congo, au Soudan du Sud et au Kirghizistan répondra : « Quoi? Pas juste en Haïti? » S'il y a une chose qui me brise le cœur dans cette ignorance des exploits réalisés par nos policiers civils en sol étranger ces 25 dernières années, c'est l'accueil qu'ils reçoivent à leur retour. Bien sûr, leurs familles les attendent à l'aéroport, mais il n'y a aucun monument, aucune autoroute des héros, aucun jour de commémoration en leur honneur. Ils représentent l'un des derniers vestiges de notre passé de casques bleus et ils sont salués dans les pays où ils forment la police, mais presque inconnus chez nous. Je voudrais juste que les Canadiens sachent que, depuis 1989, des milliers de leurs policiers ont tâché de bâtir un monde meilleur pour des dizaines de millions de personnes dans des pays en état de crise. Beaucoup reviennent blessés ou traumatisés et retournent simplement au travail, à peu près sans reconnaissance publique du travail qu'ils ont accompli en zone de guerre à titre de formateurs policiers non combattants.

Ils ont connu des succès et des échecs, dans certains cas leur travail se poursuit, mais ils remplissent un mandat des plus utiles et je crois que les Canadiens devraient savoir que les pays où ils travaillent sont vraiment reconnaissants. En Haïti, les habitants saluent nos policiers civils en disant Canada Bon Bagay, ce qui signifie en gros que les Canadiens font du bon travail. Alors si vous y allez, ils auront cette attitude envers vous parce que les hommes et les femmes de la CIVPOL travaillent là-bas pour aider le pays à mettre sur pied une institution durable.

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