Vol. 76, Nº 2Reportages externes

Une question de méfiance

Des liens criminels forgés dans le violence

Par

Malgré l'image parfois séduisante qu'en donnent les films, la vie est dure dans le monde interlope – et les affaires aussi. Les voleurs se volent entre eux, les mafieux flinguent leurs complices ou les vendent à la police, et les associés en affaires manquent à leur parole.

Les criminels doivent aussi se passer de bien des mécanismes conçus pour le monde légitime, comme les tribunaux et les contrats ayant force obligatoire. Les réputations se font difficilement connaître et leur fiabilité est souvent douteuse.

Force est de constater, devant la masse de faits anecdotiques sur les organisations criminelles, que le monde interlope est peuplé de bien des individus égoïstes et indignes de foi. Joseph Pistone le confirme dans ses mémoires : la confiance est une denrée rare dans ce milieu, même chez les mafieux qui ont fait le serment de respecter un code d'honneur.

Cet agent spécial du FBI a réussi à s'infiltrer dans la tristement célèbre famille Bonanno pendant six ans sous le nom fictif de Donnie Brasco. Comme lui, Tommaso Buscetta, mafieux sicilien devenu témoin de l'État, mentionne dans ses mémoires que les membres de la pègre soupçonnent constamment leurs associés. Ils ont tendance à douter de la parole de ces derniers et n'hésitent pas, en cas de pépin, à les accuser de manquement aux ententes convenues.

Les criminels, et les mafieux en particulier, évoluent dans un climat de méfiance généralisée. Cette culture du doute n'empêche pourtant pas les organisations criminelles d'exister et de mener quotidiennement leurs activités illicites, parfois si complexes qu'elles s'exercent entre l'Amérique latine et l'Amérique du Nord, l'Europe ou l'Australie. Comment les criminels parviennent-ils à collaborer et à surmonter les difficultés de taille inhérentes à leur milieu?

Au cours d'une étude dont les résultats ont été publiés récemment dans Rationality & Society , Federico Varese et moi avons examiné les mécanismes qui permettent aux criminels de travailler ensemble dans un contexte étranger aux lois et, dans une certaine mesure, à la confiance.

Les menaces de violence expliquent en bonne partie la fidélité aux ententes. Par contre, user de violence s'avère souvent coûteux, surtout là où les forces de l'ordre exercent une action efficace. La violence peut attirer l'attention, entraver les activités d'un groupe et semer l'incertitude parmi des associés. Au-delà d'un certain seuil, elle perturbe complètement le fonctionnement de l'organisation.

Les gages de fidélité

Les criminels utilisent diverses stratégies pour faire valoir leur engagement et leur fiabilité, histoire de convaincre un complice qu'ils ne le duperont pas, ne le dénonceront pas et ne s'enfuiront pas avec le magot une fois le crime commis.

Le hic : comment le complice peut-il avoir la certitude que ce ne sont pas juste des vœux pieux? Ces promesses viennent après tout d'individus peu fiables. Il est assez facile de prendre un tel engagement, mais pas de le faire de manière suffisamment crédible pour que le complice accepte de conclure une entente.

La littérature fait état de plusieurs stratégies permettant d'asseoir la crédibilité d'un engagement. Dans notre article, nous en abordons une, à savoir la prise en otage.

La prise en otage comme gage de fidélité à une promesse est une pratique qui ne date pas d'hier : la Rome antique y avait déjà recours à la fin de la Deuxième Guerre punique (202 av. J. C.).

La monarchie britannique se fie à la même stratégie pour garantir la sécurité du monarque lorsqu'il prononce son discours annuel devant le Parlement. Ce jour-là, un membre éminent du Parlement est retenu au palais de Buckingham et « libéré » seulement au retour du monarque. C'est un usage maintenant purement protocolaire, mais encore en vigueur.

Là où la confiance fait défaut et où aucun tiers ne veille au respect des ententes, la prise en otage est un moyen de forcer l'adhésion à une démarche jugée souhaitable. Dans une organisation criminelle, deux éléments précis entrent alors en jeu : la violence et la parenté.

La violence constitue pour les groupes criminalisés une forme de punition essentielle, mais elle permet aussi de favoriser la collaboration si l'on détient des renseignements compromettants sur une personne qui y a eu recours.

Le cas échéant, la personne sera moins portée à manquer à son engagement, sachant qu'on peut dénoncer son passé violent aux autorités. Entre mafieux, le fait d'avoir commis des actes de violence peut donc servir de gage de confiance crédible.

Un autre moyen de décourager la trahison et donc de favoriser la collaboration est de confier des tâches clés à de proches parents. Si la réussite de l'organisation les avantage, ces derniers seront plus susceptibles d'en épouser les intérêts.

Mais il y a plus : comme il est généralement plus facile de connaître l'identité et les déplacements d'un parent que ceux d'un inconnu, il est également plus facile de lui infliger une punition. C'est utile dans les cas où le membre contre lequel on veut sévir a des liens de parenté avec le parrain ou avec un autre associé.

Tommaso Buscetta en sait quelque chose. Pendant la deuxième guerre de la Mafia, qui s'est déroulée en Sicile de 1982 à 1984, huit membres de sa famille ont été assassinés, dont deux fils et un frère, même s'ils n'avaient aucun rôle dans la Mafia. D'autres ont subi le même sort après sa défection. Les proches parents sont donc, dans les faits, les otages de l'organisation.

Contrairement aux Romains et à monarchie britannique, cependant, la Mafia ne prend pas physiquement des otages, du moins dans les pays où l'application de la loi se fait de manière efficace et active. Plutôt que des personnes, elle détient des renseignements, notamment sur les allées et venues des proches de ses associés. (Vu sous cet angle, le recrutement local peut aussi être interprété comme une forme adoucie de prise en otage.)

Le crime organisé disséqué

Federico Varese et moi avons chacun été autorisés à analyser la preuve déposée relativement à deux affaires entendues par des tribunaux italiens.

La première concernait un groupe de la Camorra napolitaine, qui était basé près de Naples et avait des ramifications en Écosse et aux Pays-Bas. La seconde portait sur un groupe de la Mafia russe qui s'était déplacé de Moscou à Rome dans les années 1990.

Les deux groupes étaient surveillés depuis un bon moment. La police écoutait à leur insu les conversations téléphoniques de certains acteurs clés.

Pour les besoins de notre étude, nous avons codé l'information contenue dans les transcriptions de façon à voir quels membres de l'organisation communiquaient entre eux et à quelle fréquence.

Nous avons également codé le contenu des échanges entre deux membres de la Mafia afin de faire ressortir quatre fonctions distinctes : la gestion du groupe, les travaux de recherche, les activités de protection et les investissements financiers (entreprises tant légitimes qu'illicites).

Les données relatives à la Camorra font état d'environ 1 400 contacts entre 51 membres; celles qui se rapportent à la Mafia russe indiquent 295 contacts entre 22 membres.

Nous avons par ailleurs codé les renseignements sur les antécédents de chaque membre, y compris ses liens de parenté avec le parrain (dans le cas de la Camorra) ou avec tout autre membre du groupe (dans le cas de la Mafia russe).

Le codage de tâches n'impliquant aucun recours à la violence nous a permis de vérifier si les acteurs ayant révélé des antécédents de violence étaient plus susceptibles de collaborer à des tâches sans aspect violent.

Après le codage de tous les éléments d'intérêt, nous étions finalement en mesure de vérifier si le fait de révéler des renseignements compromettants sur des actes violents ou d'avoir un lien de parenté avec un membre de l'organisation augmentait effectivement la collaboration.

Les résultats ont confirmé les deux hypothèses.

La révélation de renseignements sur des actes de violence influe effectivement sur la fréquence des contacts et de la collaboration entre deux acteurs, y compris à l'égard d'activités qui n'exigent aucune violence (p. ex. l'acquisition de ressources telles que des comptes bancaires) ou auxquelles la violence pourrait même nuire (p. ex. le blanchiment d'argent dans un nouveau territoire).

Le même constat s'applique aux liens de parenté. Or, notre étude démontre aussi que la révélation d'antécédents de violence crée des liens encore plus forts que la parenté, même dans les groupes criminels fondés sur les liens de sang, comme la Camorra.

L'exploitation des liens de parenté reste un moyen courant de favoriser la collaboration entre criminels, mais les organisations mafieuses préfèrent miser sur d'autres facteurs lorsqu'elles en ont la possibilité. La preuve que la voix du sang ne parle pas nécessairement plus fort chez elles.

La confiance est certes un problème de taille pour les criminels. La police peut exploiter cette faiblesse en jouant la carte de l'imprévisibilité, par exemple en passant sous silence une saisie de drogues aléatoire. Ce genre de mesure augmente la méfiance entre les criminels et peut sonner le glas d'une entente de collaboration déjà fragile.

Il y a également moyen de neutraliser les stratégies de prise en otage par la dévalorisation des otages. Lorsque le moyen de pression est un renseignement compromettant, il suffit d'en réduire la valeur par une négociation de plaidoyer, car c'est la peine imposée par l'État relativement à un acte donné qui crée la nature compromettante d'un renseignement sur cet acte.

Mentionnons enfin les programmes de protection des témoins mis sur pied partout dans le monde pour réduire notamment l'utilité des proches parents à titre d'otages en les réinstallant dans un endroit secret sous une identité nouvelle.

Paolo Campana est chercheur à l'Extra-legal Governance Institute du Département de sociologie de l'Université d'Oxford. L'article intitulé « Cooperation in Criminal Organizations: Kinship and Violence as Credible Commitments », qu'il a corédigé avec Federico Varese, a paru récemment dans la revue Rationality & Society.

Date de modification :