Devant le phénomène des gangs autochtones, la police canadienne estime devoir adopter une stratégie différente, faire preuve de patience et mettre les choses en contexte.
Dans l'Ouest, en particulier, la GRC favorise des stratégies qui vont au-delà de la répression et qui ciblent en partie ce qui rend les gangs attrayants aux yeux des aspirants.
Cerner le problème
Le nord du Manitoba connaît sa part de violence. Thompson, pôle commercial du Nord, est aussi l'une des villes les plus violentes du pays.
Le serg. Ben Sewell, responsable de l'Équipe de soutien à la réduction de la criminalité (ESARC) installée à Thompson, rappelle que la violence dans ce coin de pays trahit l'activité des gangs.
Il ne s'agit pas nécessairement de groupes du crime organisé traditionnel. Par rapport à ce que la police voit dans les grandes villes, les gangs et leurs activités se limitent pour la plupart à leur propre communauté.
« En gros, les jeunes se tiennent ensemble, et dans le contexte de violence que connaît le Nord, ils finissent par former un gang, constate le serg. Sewell. Il m'arrive de penser que certains groupes ne sont pas de vrais gangs, mais plutôt des bandes de voyous qui sévissent dans leur communauté. »
Cela dit, ils demeurent une menace pour la sécurité publique dans leur milieu au même titre que les grands gangs connus du Manitoba, comme le Native Syndicate et les Manitoba Warriors .
Ils sèment derrière eux dommages matériels, agressions et désordre général, et le fait qu'ils s'appellent « gangs » leur attire l'attention des gangs dangereux et extrêmement organisés, qui pourraient vouloir écarter ces rivaux, leur disputer leur territoire perçu.
« Au nord, nous avons deux fois plus d'homicides, deux fois plus d'agressions et deux fois plus de voies de fait graves que dans le reste de la province, précise le serg. Sewell. Il y a ici beaucoup plus de violence pour une foule de raisons variées, allant des problèmes sociaux à l'isolement et aux conditions de vie dans le nord du Manitoba. »
Au service de 22 détachements de la GRC établis pour la plupart dans de petites communautés isolées des Premières nations, l'ESARC a été créé en 2011 pour les aider à s'occuper de manière plus préventive de la violence dans ces localités.
Établir des partenariats
De la même manière, la GRC en Alberta travaille depuis longtemps à sa stratégie pour contrer l'activité des gangs dans ses collectivités des Premières nations.
L'insp. Dennis Fraser, des Services de police autochtones de la GRC en Alberta, affirme que le problème des gangs dans l'ouest découle de situations complexes, notamment la toxicomanie.
« Là où il y a de l'argent, il y aura de la drogue, et il y aura des gangs », résume l'insp. Fraser.
Il donne en exemple Enoch, en banlieue d'Edmonton, et Fort McMurray, haut-lieu de la production pétrolière. La proximité de villes et d'industries lucratives comme celles du pétrole et du gaz pour ces communautés frappées par des difficultés socioéconomiques persistantes les rend particulièrement vulnérables aux groupes du crime organisé.
La stratégie albertaine repose sur quatre piliers : l'éducation et la sensibilisation, la cueillette de renseignements, la répression et des stratégies de retrait. Les ressources étant limitées, l'insp. Fraser favorise depuis quelque temps les stratégies de retrait.
Les policiers de première ligne et ceux des groupes opérationnels de la Gendarmerie s'occupent déjà fort bien des trois autres piliers. Mais quand son équipe a dressé la liste des ressources offertes aux membres de gangs désireux d'en sortir, elle a constaté la pauvreté de l'aide qui leur était offerte. Il lui a donc fallu établir des partenariats étroits avec divers services externes.
« Nous avons compilé un guide des ressources et des services offerts un peu partout en province pour tout ce que nous ne pouvons pas fournir, comme l'hébergement, explique l'insp. Fraser. Quand un jeune veut sortir du gang, il n'a nulle part où aller. Alors nous faisons la liste de ce qui existe et nous essayons de l'y aiguiller. »
Deux membres de son équipe, le s.é.-m. à la retraite Darrel Bruno et le gend. Clayton Bird, se sont affairés à établir ces partenariats et à les faire connaître à divers publics : membres de la GRC, Service correctionnel et collectivités de partout en province.
« Avec un membre ou deux, ça limite ce qu'on peut faire. Notre force nous vient de la mobilisation d'autres corps policiers, de services gouvernementaux et surtout des collectivités », insiste l'insp. Fraser.
Les partenariats les plus prisés sont ceux passés avec les gens que le s.é.-m. Bruno appelle les moteurs et les brasseurs de la communauté.
Gérer les criminels
Localement, l'obstacle le plus nuisible n'est pas tant ce qui se passe dans la communauté que ce qui lui fait défaut. Le serg. Sewell rappelle qu'une personne devient membre d'un gang surtout pour avoir l'impression de faire partie de quelque chose.
« Ça flatte l'égo, on vous respecte, tout le monde travaille à atteindre un même but », ajoute-t-il.
Dans le Nord, la demande est forte pour les services policiers et les détachements peuvent être à court de personnel. Il peut déjà être difficile de répondre aux demandes d'intervention, on a peu de temps à consacrer à la prévention.
D'où l'importance de l'ESARC. Son mandat est axé sur la gestion des délinquants. Les membres de l'équipe sont là pour aider à faire le suivi des délinquants réputés prolifiques qui sont en liberté conditionnelle, pour s'assurer qu'ils respectent les conditions de leur remise en liberté. Les collectivités du Nord en profitent énormément.
« Ils augmentent nos effectifs, mais surtout, ils sont des experts en manipulation de sources et en gestion des délinquants, aussi j'aime les jumeler avec mes jeunes, pour qu'ils apprennent à leur contact », explique le s.é.-m. Rusty Spragg, chef du Détachement de Cross Lake.
Cross Lake est une importante communauté des Premières nations dans le nord du Manitoba. Elle a connu sa part de problèmes avec la drogue (et des gangs), mais la situation s'est améliorée récemment. Avec l'aide des membres de l'ESARC et de la communauté, des gros joueurs de la place ont été arrêtés, accusés et condamnés à des peines d'emprisonnement.
L'ESARC fait aussi du mentorat et de l'éducation. Chaque année, elle organise une conférence sur le renseignement et la réduction de la criminalité dans le district nord du Manitoba pour discuter de stratégies applicables dans le contexte qui lui est propre. Et dans les collectivités, étant donné le grand nombre de jeunes membres qui y sont affectés, elle offre mentorat et soutien au travail.
« Vous devriez voir l'étincelle apparaître dans les yeux de mes hommes, dit le s.é.-m. Spragg. L'ESARC leur montre quoi faire et ensuite, je les vois se dire "Je peux le faire." Nous n'en demandons pas plus. Nous voulons leur montrer et en faire de meilleurs policiers. »
Se responsabiliser
Pour être un meilleur policier, il faut parfois savoir attendre que la collectivité elle-même soit prête non seulement à accepter le changement, mais à y contribuer.
« C'est le volet éducation qui prime alors, explique le gend. Bird. La population se responsabilise, met de côté ses différends au profit de l'entraide. C'est là qu'on voit poindre les résultats attendus. »
Prenons l'exemple de la communauté de Maskwacis, anciennement appelée Hobbema. Pendant 10 ans, les médias ont braqué leurs feux sur les activités de gang qui s'y jouaient. Il a fallu que plusieurs jeunes soient tués par balle pour que la communauté décide qu'assez, c'était assez.
Quand la population s'est sentie interpelée, les choses ont commencé à bouger. Il y a moins de dix ans, on comptait entre 400 et 500 membres de gangs dans la communauté. En 2013, il n'y en avait plus que 130. Un tel succès s'explique par une action profonde, aux racines du problème.
« L'un des principaux problèmes en cause ici est la pauvreté, estime le s.é.-m. Bruno. Si on éliminait la pauvreté, je crois que nous verrions une réduction appréciable de plusieurs problèmes sociaux, notamment celui des gangs. »
Le s.é.-m. Bruno rappelle qu'une part importante de la population de ces communautés est analphabète – en particulier chez les détenus. On n'y pense pas, mais cela entraîne une foule d'autres problèmes. Par exemple, la personne qui ne sait ni lire ni écrire ne peut pas obtenir un permis de conduire. Et sans permis de conduire, il est pratiquement impossible de se rendre à un lieu de travail dans plusieurs de ces localités.
C'est à ces problèmes qu'il faut s'attaquer pour rendre moins attrayante l'option du gang, tant dans la population autochtone que dans le reste de la population canadienne. Mais le s.é.-m. Bruno et le gend. Bird sont formels : les communautés ne doivent pas s'attendre à des résultats instantanés.
« Ce que nous répétons le plus souvent est : patience. Il a fallu du temps pour en arriver là, il faudra du temps pour en sortir », rappelle le gend. Bird.