Vol. 80, Nº 1Reportages

Un policier fait face à un groupe de personnes marchant vers lui.

En quête d’une vie meilleure

Trouver le juste équilibre entre la sécurité et la compassion

Un policier de la GRC attend l'arrivée de demandeurs d'asile passant illégalement la frontière américano-canadienne près de Lacolle (Québec). Crédit : Pascal Milette, GRC

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Au cours de cette longue nuit au Détachement de Lacolle (Québec), transformé en centre de traitement, les demandeurs d'asile faisaient de leur mieux, pelotonnés dans des couvertures, pour trouver le confort nécessaire à leur sommeil.

Les gémissements d'un enfant tirèrent hors de son bureau la cap. Caroline Letang, de la GRC.

« "Ma fille a peur", m'a dit la mère. Elle n'arrêtait pas de frissonner et de pleurer, raconte la cap. Letang. Bon, me suis-je dit, ça suffit. »

Elle installa dans une pièce vide la mère, ses trois enfants et le nourrisson en pleurs, avec leurs couvertures. Elle leur donna du jus, s'assura qu'ils étaient à l'aise et éteignit la lumière.

C'était l'une des nombreuses familles ayant franchi illégalement la frontière canado-américaine. Elle fut, comme les autres, mise sous garde policière dès son arrivée, ainsi que l'exige la loi.

« Je ne pouvais pas les laisser comme ça, explique la caporale. Il fallait que je fasse quelque chose. En l'occurrence, j'avais une pièce libre à ma disposition. »

La famille passa toute la nuit dans cette pièce. Et le matin venu, la cap. Letang dit avoir reçu le plus beau des remerciements qu'elle pouvait espérer : « J'ai vu un sourire. »

Un afflux sans précédent

La cap. Letang est superviseure au sein de l'Équipe intégrée de la police des frontières (EIPF) de Champlain. La GRC veille à l'intégrité de la frontière canadienne entre les points d'entrée en maintenant hors du Canada les menaces à la sécurité nationale et les éléments du crime organisé.

Au Québec, quatre EIPF se chargent de couvrir 810 km de la frontière canado-américaine, dont un segment de 168 km est sous la responsabilité de l'EIPF de Champlain.

En 2015, le nombre de personnes franchissant la frontière illégalement était modeste, seulement quelques-uns par semaine, d'après l'insp. Martin Roach, l'officier responsable des trois EIPF du district Ouest, dont fait partie l'EIPF de Champlain.

Mais à partir du mois d'août 2016, ce nombre a progressivement commencé à grimper.

En août 2017, un an après le début de la vague migratoire, on a vu en moyenne 150 personnes pénétrer quotidiennement en territoire canadien de cette façon, et certains jours, au-delà de 400.

Le mandat des EIPF n'ayant pas changé, un tel afflux de migrants a signifié une augmentation inouïe de leur volume de travail.

« Nous patrouillons le long de la frontière 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, explique l'insp. Roach. Une telle activité concentrée en une seule région est inhabituelle, mais comme c'est par là que les migrants arrivaient en masse, il a fallu y renforcer notre présence. »

L'EIPF avait besoin de locaux à proximité pour traiter les migrants. L'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) lui a d'abord permis d'utiliser ses bureaux. Puis, l'équipe a installé son propre poste satellite pour pouvoir contrôler l'afflux constant de demandeurs d'asile.

À force d'intercepter des familles entières, les membres de l'EIPF se sont vite rendu compte qu'il leur fallait acheter des sièges d'auto pour le transport sécuritaire des enfants.

« Et la situation a continué à évoluer, poursuit l'insp. Roach, si bien que les voitures de police ne suffisaient plus. On a dû se procurer des autobus pour transporter les nouveaux arrivants. »

Comme la GRC pouvait garder les migrants en détention jusqu'à 24 heures afin de contrôler leur identité, elle a dû pourvoir à leur alimentation et à leurs besoins de base.

« Repas, couches et nourriture pour bébés pouvant satisfaire des centaines de personnes, ça finit par faire beaucoup. Nos membres devaient penser à tout ça », dit le s.é.-m. Brian Byrne, de l'EIPF de Champlain.

Point d'entrée

C'est par les médias sociaux et traditionnels que les migrants ont appris l'existence du chemin Roxham à Lacolle, petite ville au sud de Montréal. Ce chemin est devenu une voie névralgique d'entrée au Canada pour les migrants illégaux à la recherche d'un meilleur sort.

La cap. Letang est en première ligne à Lacolle depuis le début de l'afflux migratoire.

« Plusieurs étaient visiblement désespérés, remarque la caporale. Cela a suffi à éveiller notre fibre humanitaire et à nous rappeler que nous ne sommes pas que des policiers. »

De loin, les membres de la GRC voyaient les migrants se préparer à traverser illégalement la frontière.

« Avant qu'ils traversent, on fait de notre mieux pour les inciter à passer par un point d'entrée officiel, précise la cap. Letang. C'est notre travail : prévenir les infractions. Mais dès qu'ils foulent le sol canadien, le processus débute, et on les arrête. »

Telle est la réalité de la situation, selon la cap. Letang. Même si les policiers de la GRC savent que les migrants fuient, souvent pour échapper à des dangers mortels dans leur pays d'origine, il demeure illégal de franchir la frontière ailleurs qu'à un point d'entrée.

Or les demandeurs d'asile arrivant au Canada sont prêts à courir le risque d'une arrestation. Ils ont appris que c'était un moyen de contourner l'Entente sur les tiers pays sûrs conclue entre le Canada et les États-Unis, selon laquelle les réfugiés sont tenus de faire leur demande d'asile dans le premier pays sûr où ils entrent, c'est-à-dire, en l'occurrence, les États-Unis.

Cette entente ne vaut toutefois que pour ceux qui se présentent aux points d'entrée officiels, de sorte que ceux qui franchissent illégalement la frontière peuvent demander asile au Canada.

Les policiers n'ont pas tardé à comprendre qu'ils devaient s'adapter à la situation. Ces migrants n'avaient pas le profil typique des criminels : des familles entières tentaient d'entrer au pays, y compris des femmes en état de grossesse avancée portant un bambin dans leurs bras.

« Il y a moyen de gérer la situation avec humanité, observe la cap. Letang. On les fouille, par sécurité, mais on ne les menotte pas, car ça pourrait causer des préjudices émotionnels aux jeunes enfants. On doit user de notre propre jugement et agir en accord avec notre conscience.

Mais cette compassion ne doit pas nuire à la sécurité nationale.

« On doit rester vigilants, précise le s.é.-m. Byrne. On ne peut pas simplement se dire que tel ou tel n'est qu'un migrant de plus. Toutes sortes d'infractions sont commises le long de la frontière, et on a le devoir d'enquêter sur chaque migrant. »

Après l'arrestation, un membre de la GRC fouille le migrant et ses effets pour des raisons de sécurité, puis ce dernier est conduit dans un bureau de la GRC où l'on contrôle leur identité et les interroge.

« Une fois convaincus qu'on a fait tout ce qu'il fallait et que le migrant ne présente aucun danger pour la sécurité nationale, on le transfert à l'ASFC, qui entame le processus d'immigration », explique l'insp. Roach.

Un front uni

Depuis le début de la vague migratoire, la GRC travaille de près avec l'ASFC et Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada ainsi qu'avec ses partenaires américains, dont Homeland Security, la US Coast Guard, la US Border Patrol et la US Customs and Border Protection.

Au dire de l'insp. Roach, la situation a suscité l'entrée en action de tous les centres d'opérations du gouvernement.

Le fait d'établir des relations avec chacun des partenaires a facilité les communications ainsi que les échanges de renseignements et la coordination des ressources en temps opportun.

D'après Steven Gaitan, chef des opérations du centre de traitement des dossiers liés au statut de réfugié de Lacolle, c'est grâce à une communication continue qu'il a été possible de répondre aux besoins des migrants.

« Notre lien avec la GRC est primordial, dit M. Gaitan. Elle connaît bien la nature de notre travail, et nous, la nature du sien. Nous collaborons dans un objectif d'efficacité maximale. »

Collaborer, cela veut notamment dire partager locaux, provisions et abris, de même qu'assurer le transport des migrants.

C'est l'expérience qui a appris à la GRC de quoi elle avait besoin, et ces besoins va-riaient, parfois d'une semaine à une autre, qu'il s'agît de provisions ou d'agents sur le terrain.

En mars, après que le regretté gend. Richer Dubuc, membre de l'EIPF, eut péri dans un accident de la route pendant son service, il était impératif d'accorder du repos aux membres de l'équipe, qui avaient dû allonger leurs quarts de travail tout en faisant le deuil de leur collègue.

Au dire de l'insp. Roach, les membres ont eu de la difficulté à céder leur place.

« Nos membres n'ont pas trop aimé ça, dit l'inspecteur en souriant. Ils sont vraiment engagés, et ils se sont attachés à leur travail sur le chemin Roxham ».

Pour gérer la situation, en constante évolution, l'EIPF a mis sur pied une équipe chargée de la logistique, une autre, de l'établissement des horaires, et une troisième, des opérations.

« Tous les jours, je rencontre les officiers supérieurs pour savoir ce qui se passe, ce qu'il y aurait lieu de changer et ce à quoi il faut s'adapter », déclare l'insp. Roach.

Efforts soutenus

Le nombre de migrants demeure très élevé, même s'il est plus bas qu'au plus fort de la vague.

« Personne ne sait ce que nous réserve l'avenir, philosophe M. Gaitan. Nous sommes pour ainsi dire chanceux qu'ils empruntent tous le chemin Roxham : s'il fallait qu'ils arrivent de partout, la GRC ne saurait plus où donner de la tête. »

Jour après jour, la GRC poursuit son travail à la frontière en s'entretenant avec les réfugiés, en portant leurs enfants en bas âge et en les aidant à traîner leurs bagages.

« Voilà ce qu'on voit ici tous les
jours : des membres qui font des "tope la!" aux gamins et qui essaient comme ils le peuvent de procurer aux arrivants confort et sécurité, relate la cap. Letang. Nul besoin de leur demander de faire preuve de compa-ssion : tous les membres avec qui j'ai travaillé le font spontanément. »

L'insp. Roach est très fier du travail exemplaire que la cap. Letang, le s.é.-m. Byrne et tous les membres de première ligne ont accompli ces douze derniers mois. Tout aussi méritoire, dit-il, est l'effort des membres de la GRC des autres provinces qui sont venus leur prêter main-forte.

« Ils viennent ici dans l'espoir d'une vie meilleure, conclut l'insp. Roach. Nous avons su leur montrer ce qu'était le professionnalisme de la GRC. Nous avons été accueillants sans pour autant négliger notre mandat. Nos membres ont fait un boulot fantastique : ils ont agi avec humanité. »

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