Vol. 76, Nº 2Reportages externes

Les gangs et le partage

Cincinnati police found out how much, using social media

Des membres du Northside Taliband montrent des signes du gang sur l'une des nombreuses photos diffusées sur des réseaux sociaux. Crédit : Service de police de Cincinnati

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En entendant « réseaux sociaux », policiers et citoyens penseront d'emblée à la possibilité de se retrouver ou de partager du contenu via un site de réseautage, comme Facebook, Twitter, YouTube ou Instagram.

À lui seul, Facebook compte plus de 1,3 milliard d'abonnés qui diffusent plus de 350 millions de photos et 20 millions de vidéos par jour sur leurs comptes. YouTube attire plus de 800 millions d'utilisateurs qui y versent chaque jour 65 heures de vidéos à la minute. Et il faut aux 645 millions d'abonnés Twitter à peine cinq jours pour générer un milliard de gazouillis. Les réseaux sociaux sont devenus un mode de communication incontournable aujourd'hui.

Les criminels ont eux aussi adopté ces outils pour communiquer entre eux et pour se vanter de leurs activités illicites. Aussi, les policiers doivent consulter les différentes applications des réseaux sociaux - ils auraient tort de négliger ces sources ouvertes susceptibles de leur procurer des éléments essentiels à leurs enquêtes.

Quand on la combine aux données dont dispose la police, l'information de source ouverte peint un portrait complet des délinquants et de leurs modes opératoires. L'enquêteur peut y trouver la confirmation de ce qu'il soupçonne ou être aiguillé dans une toute autre direction.

Northside Taliband

La Police de Cincinnati (CPD), avec ses partenaires de l'Institut des sciences judiciaires (ICS) de l'Université de Cincinnati, a commencé à parcourir les comptes de gangs de rue criminels sur les réseaux sociaux en 2008, en cours d'enquête sur le gang Northside Taliband.

Mettre le gang au cœur de l'enquête était une stratégie nouvelle puisque avant, tant les enquêtes que la répression visaient surtout des criminels particuliers et leurs activités criminelles.

L'enquête sur le Northside Taliband a été ouverte en mai 2008 et a duré six mois. De tous les gangs criminels de Cincinnati, le Taliband était le plus grand, le plus violent et le plus organisé. Ses membres se livraient régulièrement à des agressions armées, au trafic d'armes à feu, à des vols à main armée ou non, à des vols résidentiels et commerciaux et au trafic de stupéfiants à un niveau intermédiaire.

Tôt dans l'enquête, la police a compris qu'il lui fallait trouver une façon de régler les problèmes que posait la gestion des données. Elle devait pouvoir mieux gérer le gros vo-lume de preuves qu'elle amasserait dans une enquête criminelle de cette ampleur.

Tous les services de police recueillent au quotidien des masses de données brutes et des informations tirées de rapports. Les sources de ces données ne sont pas liées, ce qui rend l'information sur les délinquants difficile à consulter, à compléter ou à exploiter.

Il n'en allait pas autrement pour le CPD. Mais plutôt que de se lancer à la quête du logiciel commercial qui lui conviendrait, il a appelé ses partenaires de l'ICS à son aide.

En moins de deux semaines, un docto-rant en justice pénale de l'ICS avait conçu une nouvelle base de données sur les gangs adaptée à la collecte et à la gestion de toute l'information liée au Taliband. Les policiers de Cincinnati ont ensuite documenté le moindre contact officiel connu entre la police et des membres du gang au cours des cinq dernières années et les ont tous saisis dans cette nouvelle base de données.

Pour la première fois, les policiers ont pu voir aisément quels membres du Taliband avaient été arrêtés ensemble, interrogés ensemble, victimisés ou soupçonnés ensemble d'un crime donné.

Pendant que s'élaborait la base de données, les policiers du CPD, avec l'aide d'un étudiant à la maîtrise en justice pénale de l'ICS féru des divers sites de réseaux sociaux, ont entrepris une recherche d'information publiée par les membres du gang sur les réseaux sociaux.

Un tableau étoffé

Les résultats ont été étonnants. La fouille a révélé la vidéo d'une chanson rap qui faisait étalage des noms et des activités criminelles des membres du gang et plus de 1 800 photos de membres du Taliband, seuls ou à plusieurs, exposant les signes et les couleurs du gang, leurs tatouages et une panoplie d'armes et de drogues.

Ces images ont été versées à la base de données et, grâce à des membres de la collectivité, chaque personne a été identifiée et ses relations avec les autres individus présents dans les photos ont été documentées dans la nouvelle base de données.

Forts du regroupement en une même base des données policières officielles et des données tirées des médias sociaux, les policiers ont pu associer entre eux des criminels liés au Taliband grâce à leurs associations sociales.

Un réseau de consorts membres du Taliband est clairement ressorti. Le service a pu mieux identifier, prioriser et cibler les délinquants les plus actifs du Taliband afin de les poursuivre.

Le membre d'un gang veut se tailler une réputation dans la rue, parmi ses pairs et ses rivaux. Les enquêteurs n'ont donc pas été surpris de constater que les délinquants les plus actifs étaient aussi ceux qui se vantaient le plus ouvertement de leur activité criminelle dans les réseaux sociaux.

Une fois l'enquête terminée, 71 membres du Taliband et leurs complices ont été arrêtés. Des accusations criminelles sous 95 chefs liés au phénomène de gang ont été déposées contre 13 membres en vue du Taliband reconnus comme les plus criminellement actifs au sein du gang.

Avoir écarté le Taliband des rues du Northside a entraîné une réduction instantanée de 40 pour cent des crimes violents et de la criminalité globale dans le quartier. Aucune fusillade impliquant des membres de gang n'a été rapportée en plus de 90 jours. Les résidents se sont sentis moins impuissants et ont pris des mesures pour assurer une stabilité durable à leur quartier reconquis.

Des commerces nouveaux ont ouvert et de nouveaux résidents ont rénové des bâtisses existantes parce que le quartier leur a semblé prometteur, plutôt que dangereux.

Cinq ans plus tard, le quartier Northside connaît un niveau de criminalité toujours comparable au niveau réduit de la première année et les résidents continuent de veiller avec le CPD à ce que le Taliband ne se réorganise pas et qu'il ne puisse pas se rétablir dans le quartier Northside.

Valeur des réseaux sociaux

Le CPD a tiré des leçons précieuses de l'enquête sur le Northside Taliband.

Premièrement, les criminels sont très présents sur les réseaux sociaux et il est utile de les consulter tous les jours. Avant l'enquête sur le Taliband, le CPD ne consultait jamais les réseaux sociaux, mais les renseignements qu'il y a trouvés dans cette enquête se sont révélés si précieux que le service exige dorénavant de ses analystes du renseignement qu'ils consultent plus d'une trentaine de sites de réseaux sociaux à l'affut d'activités de gang et autres activités criminelles.

Deuxièmement, l'information brute tirée des réseaux sociaux doit être analysée rapidement au regard des données policières connues. Cette analyse permettra de dégager des méthodes ou des tendances et de transmettre sans tarder l'information, sous forme exploitable, aux policiers opérationnels et aux détectives.

Les gangs de rue ne sont plus ce qu'ils étaient, ils ne sont plus l'affaire d'un quartier. Plus que jamais, ils collaborent et se partagent leurs sources de drogues illicites, d'armes à feu et d'argent et se trouvent des cibles prometteuses pour un vol qualifié, où qu'elles soient. Les membres, les territoires, les alliances et les rivalités entre gangs peuvent changer du jour au lendemain.

Pour que leur enquête sur un gang aboutisse, les policiers doivent avoir l'information la plus exacte et la plus fraîche possible sur ses membres et leurs activités.

Troisièmement, avant d'utiliser la moindre publication tirée d'un réseau social aux fins d'une enquête, les policiers doivent consulter le procureur local afin de s'assurer que la preuve ainsi obtenue sera admissible en cour.

Les publications sur les réseaux sociaux changent continuellement. Des photos, vidéos et publications s'y ajoutent, d'autres en sont supprimées. Les conseils du procureur doivent être réguliers afin d'obtenir, de préserver et d'utiliser l'information des réseaux sociaux sans perdre de preuve importante ni violer les droits des suspects.

Enfin, la police doit miser sur ses partenariats avec des chercheurs afin de maximiser l'efficacité de ses enquêtes. Sans l'appui de l'ICS, les enquêtes menées sur le Northside Taliband et plusieurs autres gangs n'auraient pas été possibles.

L'ICS a d'abord conçu la base de données, puis a montré au personnel du CPD comment l'utiliser. Une fois recueillie l'information sur les délinquants, l'ICS a montré aux policiers comment associer les membres du gang après analyse des réseaux sociaux.

L'analyse des réseaux sociaux a rapidement permis d'identifier les membres du Taliband qui avaient le plus d'influence sur les autres ainsi que la hiérarchie du gang. Le CPD a ainsi pu cibler l'ensemble du gang pour ses divers crimes, plutôt que quelques individus.

L'enquête axée sur le groupe a réduit de beaucoup la criminalité violente dans toute la ville de Cincinnati et changé les façons de faire du CPD. Le service exploite aujourd'hui à la fois la base de données d'origine sur les gangs et les techniques d'analyse élaborées par l'ICS que les policiers ont appris à utiliser.

Dans une enquête criminelle, les réseaux sociaux sont un outil d'enquête aussi important que négligé. La technologie continue d'évoluer et l'utilisation à des fins criminelles des divers réseaux sociaux continuera de s'étendre.

Les criminels continueront en effet d'utiliser les réseaux sociaux pour faciliter leurs activités criminelles et pour s'en vanter. Et c'est pour éviter d'y être distancés par eux que les services de police doivent constamment renouveler leurs efforts afin d'en extraire des renseignements.

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