Vol. 77, Nº 3Avis d'un expert

Le chaînon manquant

Shedding light on human behaviour online

Mary Aiken est la source d'inspiration de CSI: Cyber, une émission diffusée sur les ondes de CBS aux heures de grande écoute et dont le personnage principal est une cyberpsychologue qui travaille au sein d'un service fictif du FBI. Crédit : CBS

La professeure et cyberpsychologue Mary Aiken, experte reconnue en matière d'analyse de comportements virtuels, étudie entre autres la cybercriminalité organisée, le cyberprofilage, le lien entre technologie et traite de personnes, le cyberharcèlement et la cyberintimidation. Elle s'est entretenue avec Katherine Aldred au sujet de son projet de recherche international sur le sextage et de sa participation à l'émission CSI: Cyber, diffusée sur les ondes de CBS et inspirée de son travail.

Qu'est-ce que la cyberpsychologie?

C'est un domaine de la psychologie appliquée qui est maintenant considéré comme une discipline des sciences du comportement et qui s'intéresse aux effets des nouvelles technologies sur le comportement humain. Je dis souvent que la cyberpsychologie permet de comprendre ce qui se passe à la croisée du comportement humain et de la technologie.

Pouvez-vous donner des exemples?

La cyberpsychologie examine l'évolution du comportement dans le monde virtuel en te-nant compte de facteurs comme l'anonymat et la désinhibition, c'est-à-dire la tendance à faire en ligne des choses qu'on ne ferait pas dans le monde réel, tant sur le plan des comportements humains normaux — et acceptables — que sur celui de la criminalité.

Ce qui ressort des recherches que j'ai effectuées dans différents domaines, c'est que dans le cyberespace, on observe une amplification et une accélération des comportements qui découlent d'une motivation profonde. Prenons l'exemple du harcèlement criminel. Dans le monde réel, un harceleur s'en tient généralement à une seule victime et doit mettre des efforts considérables pour l'observer, la surveiller et la traquer. Il court alors chaque fois le risque de se faire prendre. La motivation qui le pousse à agir de la sorte est son désir de percer l'intimité de sa victime.

Dans le cyberespace, le harceleur peut s'en prendre à plusieurs victimes en même temps. Pourquoi? Parce que la technologie lui en offre les moyens. Et puis, de cette façon, il n'a pas à se contenter d'un petit aperçu de l'intimité de sa victime : en ligne, il peut accéder à son agenda, à ses courriels, à ses photos, à sa correspondance personnelle, bref à tout. Autre différence : dans le monde réel, les harceleurs criminels sont le plus souvent de sexe masculin, alors que dans le cyberespace, on commence à voir davantage de femmes se livrer à de tels comportements.

Comment votre recherche s'applique-t-elle au travail policier?

Je mène présentement pour le compte d'INTERPOL une étude internationale sur le sextage. Certains n'y voient qu'une question sociale, mais quand un mineur prend une photo indécente de sa propre personne, il s'agit d'un geste considéré de facto, sur la plupart des territoires policiers, comme un acte de production et de distribution de pornographie juvénile. Cet état de fait entraîne des débats très intéressants sur le caractère social ou criminel du phénomène et sur les mesures à prendre pour le juguler.

Les images de pornographie juvénile et celles qui s'inscrivent dans un contexte de sextage peuvent beaucoup se ressembler, ce qui soulève un problème de taille du point de vue de l'application de la loi. A-t-on jamais imaginé qu'enfants et adolescents se mettraient à produire eux-mêmes de telles images? Cette nouvelle tendance souligne toute l'importance de la cyberpsychologie, qui peut aider à comprendre pourquoi les jeunes produisent et envoient des images de cette nature et, surtout, quelles stratégies d'intervention peuvent s'avérer les plus efficaces.

L'étude commandée par INTERPOL se fonde sur l'analyse d'images réelles recueillies par la police relativement à des affaires de sextage. Selon une perspective de cyberpsychologie, ce genre d'image est la manifestation d'un comportement choisi à un moment précis, lorsque le jeune est plongé dans le cyberespace et qu'il tient son téléphone en regardant vers la lentille et en se disant qu'il enverra la photo à la personne qui fait battre son cœur, pensant probablement à tous les avantages qui découleront de ce geste sans s'arrêter aux conséquences fâcheuses qu'il pourrait avoir. L'objectif de l'étude était de procéder à une analyse judiciaire de ces images afin de cerner les facteurs de motivation qu'ils peuvent révéler. Les résultats seront publiés cette année. On y trouve des conclusions préliminaires très intéressantes, par exemple quant aux indications de sextage collectif, une réalité peu signalée ou étudiée jusqu'à maintenant.

Quand on voit une photo qui a été envoyée d'une personne à une autre, on ne pense pas à un comportement de groupe.

En effet. On ne s'imagine pas plusieurs adolescents se livrant ensemble à ce genre de pratique. J'ai mis au point une méthode d'analyse qui consiste à examiner 35 variables se rapportant aux personnes qui figurent dans l'image et aux éléments visibles en arrière-plan. On a ainsi pu relever, dans une image captée par webcam, la présence de sacs de couchage et de matelas au sol ainsi que de trois ou quatre adolescents de 13 ans, autant d'indications qu'ils avaient probablement passé la nuit ensemble.

Les résultats de l'étude aideront à orienter les stratégies d'éducation en la matière. Il y a aussi, en cyberpsychologie, un concept appelé le paradoxe de la vie privée. Les jeunes savent qu'ils ne devraient pas faire certaines choses en ligne, mais ils ont bien de la difficulté à s'en empêcher. Quand on leur demande, seul à seul ou dans un groupe de consultation, pourquoi ils ont affiché telle image manifestement trop osée comme photo de profil dans un site de réseautage social, ils répondent : « Mais je l'ai seulement partagée avec mes amis. » Pour un adulte, garder une chose privée, ça veut dire en parler seulement à son meilleur ami ou à son conjoint; pour un jeune, ça veut dire la partager seulement avec environ 450 de ses amis sur un réseau social.

Pourquoi cette discipline suscite-t-elle autant d'intérêt?

Peut-être parce que la cyberpsychologie représente le chaînon manquant en cette ère de la technologie, où données, appareils et informaticiens ont trop longtemps pris toute la place. Le travail du cyberpsychologue consiste à se pencher sur ce que les experts de la cybersécurité appellent le maillon le plus faible de tout système protégé : l'être humain.

C'est vraiment une nouvelle façon de voir le monde virtuel; le cyberpsychologue s'intéresse au sentiment de présence et d'immersion qu'on y éprouve. Les nouvelles technologies vont bien au-delà de la simple communication qu'assurent par exemple le télégraphe ou le téléphone. Il faut y voir une porte qui s'ouvre bien entendu sur Internet, mais aussi sur un endroit où l'on peut aller pour accéder à des groupes de discussion, à des clavardoirs et au Web — c'est-à-dire à des cyberenvironnements.

Dans le monde réel, plein de gens peuvent vous dire qu'il ne convient pas d'agir de telle ou telle façon, y compris vos parents, vos frères et sœurs aînés, vos enseignants et vos voisins, sans oublier les commerçants et les policiers. Ce n'est pas le cas dans le monde virtuel. Il ne faut donc pas s'étonner d'y voir des comportements sauvages et de la délinquance juvénile. Les gens ont l'impression qu'il ne règne aucune autorité en ligne, et ils n'ont pas tort.

À quel point est-ce devenu dangereux?

Récemment, on a vu le cas d'une jeune fille qui avait été recrutée dans un site de réseautage social, puis conditionnée à se prostituer. Un prédateur lui a envoyé une demande d'amitié et a cultivé une relation avec elle en ligne pour la mettre en situation de sextorsion. Autrefois, les prédateurs fréquentaient les gares à la recherche de jeunes fugueurs apparemment seuls et vulnérables, mais aujourd'hui, ils n'ont qu'à aller en ligne. Ce n'est donc plus le fugueur à la gare qui est le plus à risque, mais la jeune fille qui commet des imprudences en ligne, soit en déclarant qu'elle déteste sa vie ou ses parents ou qu'elle a rompu avec son petit ami, soit en publiant une photo indécente. La vulnérabilité peut se voir dans un message ou une image, et malheureusement, les internautes mal intentionnés savent la déceler.

Votre travail a inspiré une émission de type CSI. Comment y participez-vous?

Je suis productrice, alors je participe activement au processus, y compris en brassant des idées et en me penchant sur les aspects cyberpsychologiques du scénario pour qu'ils soient aussi réalistes que possible. Après chaque épisode, CBS diffuse une chronique de deux ou trois minutes intitulée The Takeaway with Mary Aiken, au cours de laquelle j'explique les thèmes ou les messages éducatifs sous-jacents de l'émission, par exemple en ce qui a trait à la cybersécurité, question de sensibiliser les mères ou les jeunes. Je trouve que CBS a fait un excellent travail. La chaîne est très respectueuse du processus et se soucie beaucoup de la façon dont les choses sont présentées dans l'émission.

Que faut-il que la police sache au sujet de votre travail?

Je pense que les policiers devraient recevoir une formation en la matière. Chaque fois que je travaille avec des gens de ce milieu, ils semblent beaucoup s'intéresser à la cyberpsychologie, peut-être parce qu'elle leur permet de mieux comprendre le monde virtuel et les comportements qu'y adoptent les victimes et les prédateurs. Il faut espérer que cette compréhension accrue les aidera à secourir les unes et à attraper les autres.

Pour ce qui est des comportements répréhensibles en ligne, il faut retenir que les nouvelles technologies ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi; elles ne sont que des instruments qui peuvent être utilisés à bon ou à mauvais escient.

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