Enquête sur le don de 90 k$ fait par Nigel Wright au sénateur Duffy
Renvoi de l'affaire intéressant le sénateur Duffy
L'enquête visant le sénateur Duffy a commencé en mars 2013 après la diffusion dans les médias de reportages selon lesquels la firme Deloitte avait été engagée pour examiner ses dépenses. Le Sénat a renvoyé l'affaire à la GRC à la fin mai. La lettre de renvoi a été signée par Noel Kinsella, président du Sénat, au nom du Comité sénatorial permanent de la régie interne, des budgets et de l'administration. Au même moment ou à peu près, la Division nationale a lancé des enquêtes sur les sénateurs Mac Harb et Patrick Brazeau. À la fin août, la GRC s'est également vu renvoyer l'affaire intéressant la sénatrice Pamela Wallin, qui fait l'objet d'une enquête distincte. Les tribunaux se penchent actuellement sur les accusations de fraude et d'abus de confiance déposées contre les sénateurs Harb et Brazeau, et l'enquête visant la sénatrice Wallin se poursuit. La preuve recueillie à l'endroit du sénateur Duffy a été transmise pour étude aux procureurs saisis du dossier.
Objectif premier du projet Amble – Sénateur Duffy
Le fait que quatre parlementaires soient visés par des enquêtes criminelles a sa pertinence dans l'affaire du sénateur Duffy, car les allégations à l'origine de ces enquêtes révélaient que ce dernier n'était peut-être pas le seul à utiliser les ressources du Sénat à des fins sans rapport avec l'intérêt public et que ses comportements pouvaient faire partie d'un problème de plus grande ampleur. Ces allégations mettaient en doute l'intégrité du Parlement en tant qu'institution. Le projet Amble avait donc pour objectif premier de déterminer si les allégations d'actes criminels commis par les sénateurs Duffy, Harb et Brazeau étaient fondées et, le cas échéant, de recueillir toutes les preuves pertinentes afin que l'étendue de ces actes puisse être évaluée.
Le renvoi des allégations d'utilisation abusive des ressources du Sénat par le sénateur Duffy a coïncidé avec la révélation publique du fait que ce dernier avait reçu un paiement de 90 k$ de Nigel Wright, qui était à l'époque le chef de cabinet du premier ministre. D'après la preuve recueillie à ce sujet, M. Wright avait donné cette somme au sénateur Duffy afin qu'il rembourse au Sénat des dépenses payées à tort relativement à sa résidence secondaire dans la région de la capitale nationale (RCN). Cette révélation a attiré l'attention des enquêteurs de la Division nationale et a par conséquent été ajoutée à la liste des éléments à examiner dans le cadre de l'enquête. M. Wright occupait un poste très important de grande influence au sein du Cabinet du premier ministre (CPM), mais le sénateur Duffy était le titulaire désigné de l'une des plus hautes fonctions dans notre régime démocratique.
L'enquête a révélé que le sénateur Duffy avait profité de son travail comme fonctionnaire du gouvernement pour utiliser des ressources du Sénat de manière à en tirer un gain personnel. Au fur et à mesure de sa progression, le dossier a pris de l'ampleur et la preuve recueillie a laissé entrevoir quatre voies d'enquête distinctes :
- déclarations frauduleuses sur le lieu de résidence;
- demandes frauduleuses de remboursement de frais de déplacement;
- contrats frauduleux payés à Gerald Donohue au moyen de fonds publics;
- revendications faites au CPM par le sénateur Duffy, y compris concernant les 90 k$ reçus de Nigel Wright.
Éléments à vérifier
Lorsque l'enquête tirait à sa fin, les enquêteurs ont rigoureusement examiné une deuxième fois tous les éléments de preuve et d'information versés au dossier, en portant une attention particulière à la somme de 90 k$ donnée au sénateur Duffy par Nigel Wright et aux autres interventions de ce dernier et du CPM à l'égard de la vérification menée par la firme Deloitte. L'objectif était de déterminer s'il y avait lieu d'interroger le premier ministre Harper et de porter des accusations criminelles contre Nigel Wright. Les enquêteurs se sont notamment penchés sur la pertinence de la preuve fournie par M. Wright, dont un imprimé que le sénateur Duffy lui avait remis de son calendrier électronique en février 2013.
Voie d'enquête 1 – Lieu de résidence
L'objectif initial de l'enquête était de déterminer où se trouvait la résidence principale du sénateur Duffy. Il avait déclaré que cette résidence se trouvait à l'Île-du-Prince-Édouard et avait par conséquent touché une indemnité de subsistance pour l'utilisation d'une résidence secondaire à Ottawa. Les preuves documentaires et les déclarations de témoins recueillies dans le cadre de l'enquête, y compris le calendrierNote de bas de page 1 fourni aux enquêteurs par M. Wright, montrent clairement que la résidence principale du sénateur Duffy se trouvait en fait à Ottawa. Les notes faites au calendrier ont permis aux enquêteurs de déterminer quand le sénateur Duffy était à l'Île-du-Prince-Édouard et quand il était à Ottawa ou ailleurs. Il ressort clairement de ces notes que la maison à l'Île-du-Prince-Édouard n'est pas la résidence principale du sénateur Duffy, mais plutôt la résidence où il séjourne pendant ses vacances ou durant l'été. Le calendrier et d'autres éléments de preuve établissent des faits utiles pour appuyer des accusations d'abus de confiance et de fraude quant au lieu de résidence.
Voie d'enquête 2 – Dépenses inadmissibles
Peu après le début de l'enquête, il a été révélé que le sénateur Duffy avait présenté des demandes de remboursement pour des dépenses journalières engagées à Ottawa alors qu'il était en vacances en Floride aux dates visées. Le sénateur Duffy a affirmé publiquement avoir présenté ces demandes par erreur. En procédant à une vérification approfondie des dépenses de M. Duffy, les enquêteurs ont toutefois relevé plusieurs occasions où il avait demandé des remboursements auxquels il n'avait pas droit. Certaines de ces demandes portaient simplement sur des dépenses journalières engagées à des dates où il ne se trouvait pas dans la RCN, mais d'autres concernaient des frais découlant de déplacements supposément liés aux « affaires du Sénat » qui avaient en fait été effectués pour des raisons personnelles. L'enquête a révélé que le sénateur Duffy avait fait certains de ces voyages pour prononcer une allocution rémunérée dans le cadre des activités de son entreprise (Mike Duffy Media Services), rendre visite à ses enfants, se présenter à un rendez-vous médical, assister à des funérailles et acheter un chien. Bien que les demandes de remboursement du sénateur Duffy indiquent souvent comme motif « affaires du Sénat », l'imprimé de son calendrier personnel fourni par M. Wright révèle les véritables raisons de ses déplacements. Des déclarations de témoins confirment aussi les éléments de preuve tirés du calendrier. Les sommes visées par ces demandes de remboursement frauduleuses totalisent plus de 50 000 $. Des accusations d'abus de confiance et de fraude sont proposées à la lumière des preuves décrites plus haut.
Voie d'enquête 3 – Contrats attribués à Gerald Donohue
L'examen des dépenses du bureau du sénateur Duffy a mis au jour des irrégularités dans des contrats attribués à des entreprises dirigées par Gerald Donohue. Il ressort des démarches d'enquête effectuées à cet égard et d'une entrevue menée avec M. Donohue que ce dernier et le sénateur Duffy sont des amis de longue date et que le bureau du sénateur lui a attribué des contrats de consultation d'une valeur approximative de 65 000 $. Or, M. Donohue reconnaît lui-même n'avoir fait aucun travail de consultation ou presque pour le bureau du sénateur Duffy. Les relevés bancaires de M. Donohue montrent que le Sénat le payait conformément à ces contrats et que le sénateur Duffy lui demandait ensuite de payer certaines de ses dépenses personnelles ou liées aux affaires du Sénat, y compris des frais de plus de 10 000 $ pour les services d'un entraîneur personnel. Dans son calendrier, le sénateur Duffy a fait mention de ses rendez-vous avec cet entraîneur personnel, ainsi que de ses communications avec M. Donohue et des contrats attribués à ce dernier par le Sénat. À une occasion, le sénateur a demandé à M. Donohue de payer des dépenses liées à des services de maquillage qu'il avait reçus avant son passage à une émission télévisée. Ces dépenses sont aussi mentionnées dans son calendrier. L'enquête a également permis de relever plusieurs occasions où M. Donohue avait payé des services liés aux affaires du Sénat, y compris relativement à des photographies, à des travaux de recherche et à la rédaction de discours. Toutes ces dépenses ont été faites sans l'autorisation du Sénat et sans surveillance de sa part. Certaines sont mentionnées dans le calendrier du sénateur Duffy. Le calendrier ne revêt pas une importance aussi cruciale pour cette voie d'enquête que pour les voies d'enquête 1 et 2, mais il fournit tout de même des preuves à l'appui de cet aspect du dossier. Jusqu'à maintenant, les enquêteurs ont trouvé des indications montrant que le sénateur Duffy a récupéré environ 26 000 $ des 65 000 $ payés à M. Donohue sous forme de services comme ceux qui sont décrits dans les exemples susmentionnés.
Le montant global approximatif des contrats attribués à M. Donohue, soit 65 000 $, représente la valeur totale des présumés actes de fraude et d'abus de confiance imputables au sénateur Duffy comme suite à cette voie d'enquête. Des déclarations de témoins, des preuves tirées du calendrier du sénateur Duffy et des relevés bancaires révèlent que le sénateur Duffy n'a pas respecté la norme imposée aux titulaires de charge publique. Ces infractions, les plus graves et les plus flagrantes, montrent à quel point le sénateur Duffy est allé loin pour contourner la politique sur les dépenses liées aux affaires du Sénat et profiter personnellement de fraudes visant des fonds publics.
Voie d'enquête 4 – Nigel Wright et le CPM
En juillet 2013, Nigel Wright a fait une déclaration après mise en garde en présence de son avocat. Il s'est montré franc et coopératif avec les enquêteurs à ce moment-là et pendant toute la durée de l'enquêteNote de bas de page 2. Il a fourni des preuves concrètes que l'équipe d'enquête n'aurait peut-être pas pu obtenir autrement, faute de motifs légaux. Grâce à sa coopération, les enquêteurs ont pu aller plus loin dans leur enquête sur le sénateur Duffy. La preuve fournie par M. Wright consiste en les éléments suivants :
- deux cahiers de courriels portant sur les interventions du CPM concernant l'affaire du sénateur Duffy (y compris des communications avocat-client);
- un cahier contenant le calendrier détaillé des activités quotidiennes du sénateur Duffy depuis sa nomination au Sénat.
Les courriels fournis dans les deux cahiers susmentionnés sont des échanges qui ont eu lieu au sein du CPM, entre le CPM et certains sénateurs, entre le CPM et le sénateur Duffy, de même qu'entre le CPM et l'avocate du sénateur Duffy. Ils fournissent des indications, notamment chronologiques, quant aux événements entourant les efforts du CPM pour composer avec l'examen des dépenses du sénateur Duffy et quant aux actions des divers intervenants concernés. La preuve tirée de ces courriels montre par ailleurs que, contrairement à ce que le sénateur Duffy a affirmé publiquement, c'est bien lui qui a communiqué avec le CPM pour exiger qu'on lui donne 90 k$ et qu'on paie ses frais juridiques, entre autres revendications. Ces courriels ont permis aux enquêteurs d'avancer dans leur enquête et de confirmer des faits qu'ils n'auraient probablement pas pu vérifier autrement. Il est proposé de déposer les accusations suivantes contre le sénateur Duffy relativement à cette voie d'enquête : abus de confiance, fraude envers le gouvernement et corruption.
Le cahier contenant le calendrier du sénateur Duffy renferme aussi des preuves utiles à l'appui des voies d'enquête 1, 2 et 3. Il s'agit d'un imprimé du calendrier électronique du sénateur Duffy que ce dernier a produit en février 2013 et envoyé à Nigel Wright par messagerie. Le sénateur Duffy a mentionné ce cahier dans un courriel daté du 20 février où il disait l'avoir envoyé à M. Wright, apparemment pour lui montrer tout le travail qu'il faisait pour le compte du Parti conservateur. On ne saurait trop insister sur l'importance d'appeler M. Wright comme témoin afin de présenter ces courriels en courNote de bas de page 3.
Examen des preuves tirées des courriels
La preuve recueillie montre que le sénateur Duffy a présenté cinq revendications à M. Wright et au CPM avant d'accepter de rembourser le Sénat. Nigel Wright voulait que le sénateur Duffy arrête de faire des déclarations aux médias sur la légalité des indemnités auxquelles il avait droit, car ces déclarations devenaient une source d'embarras et de distraction pour le gouvernement. Dès le 21 février 2013, Janice Payne a présenté les revendications suivantes au nom du sénateur Duffy [Traduction] :
- Le comité de régie interne exclura le sénateur Duffy du rapport sur la vérification effectuée par la firme Deloitte. Il confirmera de plus que ses dépenses ne présentent aucune irrégularité et qu'il ne sera assujetti à aucun autre examen de la part d'une quelconque partie.
- Il sera reconnu par écrit que le sénateur Duffy satisfait présentement et a toujours satisfait à toutes les exigences établies pour l'occupation du poste de sénateur de l'Île-du-Prince-Édouard.
- Comme l'inadmissibilité du sénateur Duffy aux indemnités de logement est attribuable à ses déplacements pour le compte du Parti conservateur, il sera soulagé de tout remboursement et ses frais juridiques seront payés.
- Si une future modification apportée au Règlement du Sénat permet au sénateur Duffy de demander ces indemnités, il les demandera.
- Le CPM s'assurera que les membres du caucus conservateur utilisent des infocapsules uniformes lorsqu'ils parlent de l'affaire intéressant le sénateur Duffy.
Dans un courriel daté du 21 février, Nigel Wright accepte certaines des revendications du sénateur Duffy, mais en rejette d'autres.
Le 25 mars, Janice Payne a envoyé à Benjamin Perrin, avocat-conseil du CPM, un courriel dans lequel elle demandait d'autres garanties. Ce courriel se lit comme suit [Traduction] :
« […] la leader du gouvernement au Sénat demandera à son caucus de voter contre une telle motion et contre toute motion ayant pour but de renvoyer la question des demandes de remboursement liées à la désignation de l'Île-du-Prince-Édouard comme lieu de résidence principal du sénateur Duffy à Deloitte, à la GRC ou à toute autre partie aux fins d'enquête ou de suivi. »
Dans un courriel à Benjamin Perrin, M. Wright s'oppose catégoriquement à cette revendication [Traduction] :
« Comment peut-on faire ça? Si quelqu'un croit qu'un crime a été commis, peut-on s'entendre à l'interne pour ne pas renvoyer l'affaire à la GRC? Je pense que ça causerait un scandale, non? À moins que vous ne soyez pas d'accord, je pense qu'il faut lui dire que nous ne pouvons pas mentionner la GRC. »
Le 12 mai, M. Wright a répondu ainsi à un échange de courriels entre Ray Novak et la sénatrice Linda Frum concernant le sénateur Duffy [Traduction] :
« […] Je ne sais pas si la GRC fait vraiment enquête. Personnellement, je ne pense pas du tout que Mike a commis un crime. Si je le pensais, nous aurions procédé autrement. »
La preuve montre qu'au début, M. Wright n'avait connaissance d'aucun acte criminel commis par le sénateur Duffy relativement à ses demandes d'indemnité de logement et de remboursement de dépenses. Il croyait que M. Duffy avait le droit constitutionnel de siéger en tant que sénateur de l'Île-du-Prince-Édouard. Par contre, comme l'enquête policière l'a démontré, le sénateur Duffy, lui, savait qu'il avait commis des fraudes et enfreint la norme applicable aux titulaires de charge publique alors qu'il occupait la fonction de sénateur. Il le savait au moment où il a présenté ses revendications à M. Wright et au CPM. L'enquête n'a mis au jour aucune indication permettant de conclure que M. Wright était ou aurait dû être au courant des infractions visées par les voies d'enquête l, 2 et 3. Les revendications faites par le sénateur Duffy fournissent des preuves suffisantes pour que soit déposée une accusation en vertu des dispositions du Code criminel qui portent sur la corruption et l'abus de confiance. On peut en conclure que le sénateur Duffy savait que ses crimes seraient exposés si la firme Deloitte poursuivait sa vérification ou si la GRC lançait une enquête.
Par l'intermédiaire de son avocate et lors d'une allocution présentée au Sénat en octobre 2013, le sénateur Duffy a publiquement affirmé que le CPM était à l'origine de cette [Traduction] « fraude monstrueuse ». Il a également soutenu que le CPM lui avait fait des menaces et qu'il avait accepté pour cette raison de se prêter à [Traduction] « ce stratagème ». Le 1er novembre, une lettre a été envoyée à l'avocate du sénateur Duffy pour demander que ce dernier fournisse toute preuve susceptible de corroborer les propos qu'il avait tenus devant le Sénat. Jusqu'à maintenant, il n'a fourni aucune preuve à cet égard. Il convient de souligner que le sénateur a fait ces affirmations alors qu'il adressait la parole au Sénat, où il est protégé par le privilège parlementaire.
Outre les centaines de courriels fournis par M. Wright, les enquêteurs ont obtenu les courriels d'employés du CPM, ainsi que ceux du sénateur Duffy et d'autres sénateurs. La preuve que nous avons en notre possession montre qu'en février et mars 2013, au moment où M. Wright et le sénateur Duffy négociaient les conditions selon lesquelles ce dernier rembourserait le Sénat, M. Wright ne pensait pas ni ne savait que le sénateur Duffy avait commis un quelconque acte criminel; au contraire, il croyait que ce dernier avait demandé le remboursement de ses dépenses par suite d'une erreur ou d'un malentendu de nature administrative. M. Wright a dit qu'il avait pris la décision d'aider le sénateur Duffy à rembourser les 90 k$ pour des raisons personnelles, par conviction de l'importance d'être une bonne personne. Il était d'avis que le sénateur Duffy devrait rembourser le Sénat pour des raisons d'ordre éthique et moral, mais il ne pensait pas ni ne savait que le sénateur Duffy avait commis une fraude à l'égard de ses dépenses de logement. En février, pendant que M. Wright et le sénateur Duffy discutaient de la situation, le sénateur Tkachuk a mentionné à M. Wright le précédent établi dans le cas de la députée Judy Sgro. Celle-ci avait fait des demandes injustifiées pour le paiement de frais de subsistance, mais son remboursement des sommes en question a rendu inutile le suivi de l'affaire. Le sénateur Tkachuk a fait remarquer que si le sénateur Duffy reconnaissait son erreur et remettait l'argent qu'il s'était fait rembourser, la vérification de la firme Deloitte deviendrait sans objet. Dans sa déclaration, M. Wright a affirmé qu'en raison de ses valeurs personnelles et de sa capacité de payer, il n'avait lui-même demandé le remboursement d'aucune dépense pendant qu'il travaillait au CPM. Quand le sénateur Gerstein a appris que M. Wright allait puiser dans ses ressources personnelles pour donner les 90 k$ au sénateur Duffy, il lui a proposé de demander un remboursement de 60 k$ au Fonds conservateur pour des frais juridiques engagés par le passé relativement à son emploi au CPM et payés de sa poche. Le sénateur Gerstein voyait là un moyen pour M. Wright de récupérer une partie de son don de 90 k$. M. Wright a refusé. Ces faits sont importants pour notre enquête, car ils révèlent la motivation qui animait M. Wright et l'état d'esprit dans lequel il se trouvait lors de ses échanges avec le sénateur Duffy sur la question du remboursement des dépenses de ce dernier.
Nigel Wright reconnaît lui-même qu'il voulait faire disparaître cette question parce qu'elle mettait le gouvernement dans l'embarras. En parlant de la situation dans un courriel daté du 15 février, il a mentionné [Traduction] « le supplice chinois de la goutte d'eau qu'entraînerait une fuite de nouveaux faits, chose que le premier ministre veut éviter [...] ». Il croyait que si le Sénat était remboursé, la vérification de la firme Deloitte serait sans objet. Il a demandé au sénateur Gerstein de demander à ses relations chez Deloitte de déterminer ce qui arriverait si le sénateur Duffy remboursait l'argent. L'enquête a révélé que le sénateur Gerstein avait posé la question à Mike Runia, associé directeur chez Deloitte, mais que la vérification s'était poursuivie et que les vérificateurs n'avaient jamais reçu la consigne de cesser leur travail. Les déclarations recueillies auprès de Nigel Wright, du sénateur Gerstein, du sénateur Tkachuk, de la sénatrice LeBreton, du sénateur Furey, de la sénatrice Stewart Olsen, de David Hilton, d'Arthur Hamilton, de Chris Woodcock, de Patrick Rogers, de David Van Hemmen, de Ray Novak, de Mike Runia et des vérificateurs de la firme Deloitte n'ont pas fourni des preuves suffisantes pour appuyer le dépôt d'accusations d'ingérence dans la vérification de la firme Deloitte. Nigel Wright a appris le 21 mars que celle-ci poursuivrait sa vérification, mais il a tout de même obtenu quelques jours plus tard une traite bancaire qu'il a remise à l'avocate du sénateur Duffy afin que ce dernier s'en serve pour rembourser le Sénat.
Décision d'interroger ou non le premier ministre Harper
Dans la déclaration qu'il a faite aux enquêteurs, Nigel Wright a affirmé qu'il avait lui-même pris la décision de faire don de 90 k$ au sénateur Duffy. Il en avait les moyens et estimait que les contribuables ne devraient pas avoir à éponger la dette. Il a reconnu avoir commis une erreur, mais a soutenu que cette erreur était la sienne et non le résultat d'une directive du premier ministre.
On lui a demandé explicitement si le premier ministre Harper était au courant du paiement, et il a répondu que non. Les déclarations recueillies auprès de plusieurs sénateurs concernés par cette affaire ainsi qu'auprès d'employés du CPM, dont l'avocat-conseil interne Benjamin Perrin, n'ont révélé aucune indication que le premier ministre Harper avait ordonné le versement des 90 k$ au sénateur Duffy, qu'il avait exercé une influence à cet égard ou qu'il avait eu connaissance du paiement de quelque autre façon.
La preuve recueillie montre que le premier ministre Harper savait de façon générale que M. Wright et le personnel du CPM s'occupaient du cas du sénateur Duffy, mais rien n'indique qu'il ait eu connaissance du paiement de 90 k$ en particulier. Cette conclusion est appuyée par l'examen des courriels qui a été effectué dans le cadre de l'enquête et par une déclaration recueillie auprès de Ray Novak, qui a remplacé Nigel Wright comme chef de cabinet. À la lumière de ce qui précède, il n'y a aucune raison de penser qu'on obtiendrait d'autres éléments de preuve en interrogeant le premier ministre.
La preuve qui se trouve dans nos dossiers d'enquête ne présente aucun élément pouvant justifier la tenue d'une entrevue avec le premier ministre Harper.
Accusations envisagées à l'endroit de Nigel Wright
Il existait des motifs suffisants pour amorcer une enquête sur M. Wright relativement aux infractions criminelles énumérées ci-dessous. Cependant, pour déposer de telles accusations contre lui et obtenir des condamnations à leur égard, le seuil à atteindre sera beaucoup plus élevé. Voici la liste des accusations envisagées à l'endroit de M. Wright pour avoir fait don de 90 k$ au sénateur Duffy et fait pression sur le sous-comité sénatorial afin qu'il modifie le rapport du Sénat sur la vérification des dépenses du sénateur Duffy :
- Trafic d'influence – art. 16 de la Loi sur le Parlement du Canada
- Abus de confiance – art. 122 du Code criminel
- Fraudes envers le gouvernement – art. 121 du Code criminel
- Corruption d'un fonctionnaire judiciaire – art. 119 du Code criminel
L'enquête visait d'abord à examiner les frais de logement dont le sénateur Duffy avait demandé le remboursement, comme c'était prévu pour la voie d'enquête 1. Sa portée a depuis été élargie de façon à englober les voies d'enquête 2, 3 et 4.
Avant de décider s'il convient ou non de demander que des accusations soient portées contre M. Wright, il faut évaluer le poids ou la valeur de la preuve qu'il peut fournir relativement au cas du sénateur Duffy, comparativement à la probabilité d'obtenir une condamnation à l'égard de l'une ou l'autre des accusations dont il pourrait faire l'objet. Les enquêteurs ont fait une évaluation approfondie de la valeur probante d'un éventuel témoignage de M. Wright. La détermination de cette valeur doit tenir compte de la mesure dans laquelle le témoignage contribuerait à l'atteinte du but ultime de l'enquête.
Comme il a déjà été mentionné, cette enquête visait en particulier certains membres du Sénat. La preuve recueillie à l'égard du sénateur Duffy appuie clairement le dépôt d'accusations contre lui. L'éventuelle décision de déposer des accusations contre Nigel Wright doit nécessairement tenir compte de la preuve qui pourra être présentée si l'affaire est portée devant les tribunaux, y compris les faits permettant de déterminer s'il avait une intention criminelle. Le sénateur Duffy et son avocate, Janice Payne, ont refusé de collaborer avec l'enquête. Le premier a invoqué son droit constitutionnel de garder le silence, et la deuxième était liée par le secret professionnel de l'avocat, conformément aux instructions du sénateur Duffy. Ils pourraient tous deux être assignés à comparaître pour des motifs d'incitation et de participation conjointes à des actes répréhensibles, mais il est difficile d'évaluer la nature et la qualité du témoignage qu'ils présenteraient en cour. Ces facteurs ont été pris en considération au moment de déterminer s'il existait une probabilité raisonnable d'obtenir une condamnation à l'encontre de M. Wright.
Trafic d'influence
La preuve recueillie contre M. Wright n'est peut-être pas suffisante pour obtenir le dépôt d'une accusation en vertu de l'article 16 de la Loi sur le Parlement du Canada. L'article en question se lit comme suit :
« Il est interdit à tout sénateur de recevoir — ou de convenir de recevoir —, directement ou indirectement, une rémunération pour services rendus ou à rendre à qui que ce soit, ou par l'intermédiaire d'un tiers. »
Aucun élément de preuve n'indique que le sénateur Duffy devait rendre un « service ». Il ne serait donc pas possible de porter une accusation de ce genre contre M. Wright. L'entente selon laquelle le sénateur Duffy rembourserait le Sénat et respecterait la proposition du CPM ne correspond pas à la définition d'un « service ».
Abus de confiance
Selon les dispositions du Code criminel qui se rapportent aux abus de confiance, pour obtenir une condamnation, il faudrait notamment prouver que Nigel Wright ou une autre personne a reçu un avantage. L'entente entre le sénateur Duffy, Nigel Wright et le CPM a peut-être procuré un avantage au Parti conservateur. La question des dépenses du sénateur Duffy était une source d'embarras et de distraction pour le gouvernement, et c'est vraisemblablement pour cette raison que M. Wright voulait régler la situation. La pratique établie veut cependant que l'on démontre l'obtention d'un avantage concret ou personnel afin de prouver tous les éléments de l'infraction. Il faudrait également que le ministère public prouve la mens rea, c'est-à-dire que M. Wright était motivé par des raisons autres que l'intérêt du public. Or, la preuve montre que M. Wright croyait qu'il serait dans l'intérêt du public de rembourser les 90 k$. Il ne voulait pas que les contribuables soient obligés d'absorber les dépenses du sénateur Duffy et estimait que ce dernier aurait dû s'abstenir d'en demander le remboursement pour des raisons d'ordre moral et éthique. Comme je l'ai déjà mentionné, au moment où il a fait don des 90 k$, M. Wright ne pensait pas ni ne savait que le sénateur Duffy avait commis des actes criminels liés à ses demandes de remboursement de dépenses. Il n'essayait donc pas de dissimuler un tel acte.
Fraudes envers le gouvernement
La preuve est peut-être suffisante pour déposer une accusation contre Nigel Wright en vertu des dispositions du Code criminel sur les fraudes envers le gouvernement. Il serait possible de faire valoir que M. Wright essayait de soudoyer le sénateur Duffy pour que l'affaire ne soit plus dans le domaine public et ne cause plus d'embarras au gouvernement, ou de soutenir que l'affaire aurait montré que le sénateur Duffy n'avait pas le droit, en vertu de la Constitution, de siéger comme sénateur de l'Île-du-Prince-Édouard. Les enquêteurs estiment cependant qu'il pourrait être difficile de démontrer tous les éléments de l'infraction compte tenu de la preuve disponible et du fait que deux des personnes qui ont collaboré de près au stratagème de remboursement – à savoir le sénateur Duffy et Me Payne – n'ont fourni aucune preuve. Me Payne pourrait être contrainte à témoigner, mais il est peu probable que le sénateur Duffy accepte de renoncer au secret professionnel de l'avocat. M. Duffy pourrait aussi être contraint à témoigner, mais il est impossible d'évaluer la nature et la qualité de son témoignage à l'heure actuelle.
Il faut notamment prouver, à l'égard d'une fraude envers le gouvernement, l'existence d'un « avantage » ou d'un « bénéfice » quelconque concernant « la conclusion d'affaires avec le gouvernement ou un sujet d'affaires ayant trait au gouvernement ». L'article se rapportant aux fraudes de ce genre est normalement utilisé dans les situations où un avantage est donné à un fonctionnaire en échange d'un avantage réel ou perçu ayant trait à la passation de marchés. Il n'est pas clair si cet article peut s'appliquer à la somme de 90 k$ remise au sénateur Duffy. Comme je l'ai déjà expliqué au sujet des preuves d'abus de confiance, il pourrait être difficile de démontrer hors de tout doute raisonnable que le don a été fait dans une intention criminelle ou qu'il a procuré un avantage à Nigel Wright ou à quelqu'un d'autre.
Corruption d'un fonctionnaire judiciaire
La preuve recueillie montre que le sénateur Duffy est celui qui a élaboré ou proposé le stratagème de remboursement de ses dépenses inadmissibles. Il a également présenté plusieurs autres revendications au CPM et à Nigel Wright afin de se protéger contre tout examen ultérieur. Il existe des preuves qui mettent en doute la légitimité des demandes de remboursement, mais rien n'indique que Nigel Wright savait que le sénateur Duffy avait commis une fraude. Il a d'ailleurs été déconcerté lorsque l'avocate du sénateur Duffy a demandé que l'affaire ne soit pas renvoyée à la GRC. Lorsqu'on engage une poursuite en vertu de cet article, il faut prouver que la personne qui a versé le pot-de-vin a donné « par corruption », au profit d'un fonctionnaire, de l'argent ou une autre contrepartie valable à l'égard d'une chose qu'il a faite ou qu'il s'est abstenu de faire. La preuve montre que Nigel Wright a toujours dit au sénateur Duffy de rembourser le Sénat. Si le sénateur Duffy avait fait ce remboursement sans présenter de revendications au CPM et à Nigel Wright, ce dernier ne se serait pas retrouvé dans la position qui l'a amené à lui faire un don d'argent. Il faudrait prouver que M. Wright a agi dans une intention de corruption.
Certaines des preuves que nous avons recueillies montrent que M. Wright a donné les 90 k$ au sénateur Duffy pour éviter que la note soit refilée aux contribuables, croyant que c'était la chose à faire sur les plans éthique et moral. Il a été avancé que M. Wright et d'autres personnes avaient tenté de faire cesser la vérification de la firme Deloitte et que ce point faisait partie de l'entente entre M. Wright et le sénateur Duffy. Aucun acte criminel n'a cependant été constaté à cet égard. En fait, la preuve montre que M. Wright a appris le 21 mars que la firme Deloitte poursuivrait sa vérification des dépenses du sénateur Duffy et qu'il a quand même donné les 90 k$ à celui-ci par l'intermédiaire de son avocate quatre jours plus tard. Ce dernier élément confirme que M. Wright a donné l'argent au sénateur Duffy pour des raisons d'ordre moral et éthique, plutôt que pour faire cesser la vérification de la firme Deloitte.
La preuve recueillie appuie la théorie d'enquête selon laquelle le CPM aurait tenté d'influencer le rapport du Sénat concernant le sénateur Duffy. Les sénateurs Tkachuk, LeBreton et Stewart Olsen nient que de telles pressions ont été exercées, mais cette théorie trouve appui dans les courriels et dans les déclarations d'autres témoins.
Conclusion
Bien qu'il existe des preuves suffisantes pour appuyer le dépôt d'accusations contre M. Wright, les chances d'obtenir des condamnations à l'égard de ces accusations pourraient être faibles compte tenu des exigences de la loi. L'équipe d'enquête a décidé qu'il serait dans l'intérêt du public d'obtenir plutôt des condamnations relativement aux accusations portées contre le sénateur Duffy. L'enquête a révélé que M. Wright a collaboré dès la première occasion. Il a avoué son rôle dans le stratagème du don de 90 k$. Il a fourni des preuves concrètes aux enquêteurs dès qu'il en a eu la possibilité, car il croyait n'avoir rien fait de mal. Il n'a pas demandé que sa collaboration soit prise en considération et n'a reçu aucune offre en ce sens. Il a fourni la preuve parce qu'il la croyait utile à l'enquête. Comme je l'ai déjà souligné, on ne saurait trop insister sur l'importance de la preuve que peut fournir Nigel Wright en tant que témoin. Pour que les documents présentés par M. Wright, y compris les courriels et le calendrier du sénateur Duffy, soient acceptés par le tribunal, il faut que quelqu'un témoigne au sujet des personnes qui ont fait les affirmations contenues dans les courriels, donne une interprétation de ces affirmations, les mette en contexte et en explique l'intention. Sans le témoignage de M. Wright, la preuve pourrait présenter des lacunes qui affaibliraient toute poursuite visant le sénateur Duffy. Quant au calendrier que le sénateur Duffy a envoyé à M. Wright, il faut un témoin pour expliquer son existence, sa pertinence ainsi que la façon dont il a été obtenu par le CPM et remis à la police. Ce calendrier fournit des éléments de preuve importants à l'appui des voies d'enquête 1, 2 et 3. Compte tenu de ces exigences, M. Wright est la personne la mieux placée pour fournir les preuves et le témoignage nécessaires. Il serait possible de porter des accusations contre lui pour sa participation à la remise des 90 k$ au sénateur Duffy, mais l'équipe d'enquête estime que l'intérêt public serait mieux servi si M. Wright demeurait un témoin et était contraint de comparaître en cour à ce titre relativement aux neuf accusations proposées contre le sénateur Duffy. Bref, le témoignage de M. Wright contribuerait grandement à l'atteinte de l'objectif premier de l'enquête en montrant toute l'ampleur des actes criminels commis par le sénateur Duffy alors qu'il occupait la fonction de sénateur. Il faut considérer le paiement de 90 k$ versé par M. Wright au sénateur Duffy comme un élément qui s'inscrit dans le contexte d'une enquête beaucoup plus vaste sur les actes répréhensibles commis au sein du Sénat.
B. Carrese, surintendant
Enquêtes internationales et délicates
2014-04-14
Retour à la lettre d'opinion du commissaire sur l'enquête au Sénat
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