Vol. 76, Nº 1Reportages

Parlons ensemble

L'intervention des négociateurs en situation de crise

Au milieu d'une route de l'Alberta fermée à la circulation, le gend. Jeremy Bowler converse avec un homme suicidaire à l'aide d'un casque d'écoute. Crédit : Serg. Brad Wirachowsky

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Par une froide journée ensoleillée d'avril, à Wabasca (Alberta), le gend. Jeremy Bowler, du Détachement de Red Deer, assis sur une chaise de jardin au milieu d'une route fermée à la circulation, suivait, avec écouteurs et micro, les propos d'un homme qui parlait de hockey, de chasse et des sobriquets qu'il a eus au fil des ans. À peine quelques heures plus tôt, cet homme avait pris huit personnes en otage chez lui et tiré plusieurs coups de feu.

Le gend. Bowler, négociateur en situation de crise au sein du Groupe tactique d'intervention (GTI) de l'Alberta, est appelé à intervenir quand il faut une personne douée pour l'écoute active et formée pour convaincre les gens de ne pas s'en prendre à eux-mêmes ou à autrui.

Dans ce cas particulier, survenu le 4 avril 2013, un homme ivre est rentré chez lui, a saisi sa carabine et a barricadé dans la résidence tous les occupants, soit trois adultes et cinq enfants de moins de cinq ans. Bowler et son équipe ont été appelés sur les lieux après qu'il eut tiré plusieurs fois en direction d'une voiture stationnée.

En attendant leur arrivée, des policiers aux services généraux et des membres du GTI avaient réussi à faire sortir les otages sains et saufs. Le gend. Bowler a entrepris d'assembler un téléphone portatif qui serait livré à la résidence pour qu'il puisse parler à l'homme barricadé.

« Quand je l'ai eu au bout du fil, j'ai pu amorcer une conversation pour voir ce qui se passait et déterminer ce qui l'empêchait de sortir », explique Bowler.

Ce dernier s'est assis sur une chaise de jardin au milieu de la route, à l'écart des autres membres de l'équipe qui s'occupait de la logistique de l'opération, pour se concentrer sur son dialogue avec l'homme troublé.

« Je me suis informé de ses émotions, poursuit Bowler. Avait-il peur? Était-il nerveux? Gêné? On ne cherche pas nécessairement à dénouer l'impasse immédiatement, mais plutôt à établir un rapport avec la personne pour l'amener à accepter ce qu'on lui demande de faire. »

Bowler a vite convaincu l'homme de remettre à la police toutes les balles de sa carabine, sauf une. Ajouté aux propos suicidaires que tenait l'homme, ce désir de garder une cartouche était pour le négociateur un indicateur de la marche à suivre.

« J'avais le sentiment qu'il voulait faire connaître son histoire aux gens, ce qui cadrait bien avec notre modèle d'intervention, précise Bowler. Quand on mène ce genre de négociation, on peut parler de tout et de rien. Il peut s'agir de hockey, de sports, de chasse, de viande d'orignal… Cet homme était plutôt passif et je pense qu'il voulait juste que quelqu'un l'écoute. »

Selon Bowler, dès que le sujet commence à parler au négociateur, c'est signe qu'il veut poursuivre la conversation. C'est pourquoi, pendant les deux heures et demie qu'ont duré l'échange, il est resté assis sur sa chaise à se concentrer sur la discussion.

« Même si l'on n'exprime aucune opi-nion sur les propos du sujet, il faut vraiment écouter ce qu'il dit et répondre de manière pertinente, fait valoir le serg. Bowler. Sinon, il s'en apercevra et l'on risque de perdre le rapport vital qu'on a établi avec lui. »

Au final, l'équipe a obtenu que le sujet laisse sa carabine dans la maison et se rende pacifiquement au GTI. Bowler n'a eu qu'à faire preuve de patience et d'écoute.

« Le même principe s'applique au contrôle des sources, qui représente une bonne partie de mon travail quotidien, dit-il. La personne doit voir que vous vous intéressez à ce qui se passe. Elle sera portée à vous rendre service si elle vous trouve sympathique et que vous vous entendez bien avec elle. »

Une voix familière

Le serg. Gary Hodges, négociateur en situation de crise de la GRC à Regina, est intervenu dans un incident semblable le 27 novembre 2011. Pendant les deux heures où il roulait vers l'est avec l'équipe d'intervention en cas d'incident critique de la Saskatchewan pour se rendre à la Première nation de Cowessess, le suspect avait déjà tiré deux coups de feu.

L'homme avait eu un accident de la route et sa voiture avait pris feu. À l'arrivée des pompiers, il a tiré sur eux, puis s'est enfui chez lui et s'est barricadé dans sa résidence.

Lorsque l'équipe de négociation est arrivée sur les lieux, elle s'est tout de suite installée pour parler au suspect. Hodges a commencé par lui dire que son équipe était venue de loin pour l'aider, une tactique qu'il emploie souvent pour établir un rapport de confiance.

« Je lui ai dit que j'étais un membre de la GRC venu de Regina pour l'aider parce que j'étais inquiet pour lui. J'ai aussi précisé que je ne faisais pas partie du détachement local avec lequel il avait pu avoir des contacts désagréables auparavant », explique-t-il.

Mais le suspect ne voulait pas se rendre. « Je crois qu'il voulait sauver la face », estime Hodges.

Au début de la conversation, l'équipe a appris que le suspect s'entendait bien avec ses parents et sa sœur, alors elle les a fait venir pour qu'ils servent d'intermédiaires.

« Dans certains cas, on fait appel aux proches du suspect et on leur donne un texte à suivre pour les aider à lui parler et à le convaincre qu'on a été honnête avec lui et que rien ne lui arrivera s'il quitte son refuge », poursuit Hodges.

Le père du suspect lui a parlé en premier, mais la conversation a vite pris des allures de sermon, ce que Hodges voulait éviter. La sœur de l'homme s'est essayée ensuite, et elle avait vraiment le tour avec lui.

« Elle a réussi à le convaincre qu'elle serait là, qu'il serait autorisé à lui parler s'il se rendait et qu'il ne serait pas blessé », résume Hodges.

Le suspect a finalement accepté de se rendre à son père et à un agent de la GRC. L'heureux dénouement de la situation est partiellement attribuable aux efforts que les négociateurs avaient faits pour établir un rapport positif avec lui en lui disant la vérité.

« En négociation, deux règles s'imposent : ne jamais faire de promesses qu'on ne peut pas tenir et ne jamais mentir, souligne Hodges. Si l'on enfreint une de ces règles, on n'arrivera jamais à rétablir un rapport avec le suspect ou à regagner sa confiance. »

L'étincelle vitale

La gend. Jill Swann ne savait pas trop ce qui allait se passer. En arrivant à une rampe de mise à l'eau à Cumberland (C.-B.), elle avait aperçu un homme assis dans son véhicule avec une carabine de gros calibre. Son fils était debout à côté de la fenêtre du conducteur. Les premiers intervenants ont fait savoir à Swann et à sa négociatrice principale, la gend. Tammy Douglas, que le suspect de 60 ans voulait s'enlever la vie.

Pendant que Swann et son équipe recevaient un compte rendu de la situation, l'homme a saisi une couverture qui se trouvait sur la banquette arrière et l'a drapée sur lui pour que son fils ne voie pas ce qu'il allait faire. Un agent qui avait déjà établi un contact avec le père a alors sommé le fils de frapper à la fenêtre pour signaler à son père qu'il pouvait encore le voir et l'entendre.

« Une étincelle vitale subsiste habituellement au fond du subconscient. Selon mon expérience, si elle est encore là et que la personne est toujours en vie à mon arrivée, il y a une chance de l'aider », croit Swann.

Le stratagème a fonctionné; l'homme a baissé son arme. La gend. Douglas a ensuite utilisé un cellulaire pour téléphoner au fils et demander à parler à son père. Lorsque ce dernier a pris l'appareil, elle lui a dit qu'elle entendait son déchirement et sa douleur dans sa voix.

« Tammy a tellement une belle personnalité, on sent vraiment sa nature authentique et compatissante dans sa voix », observe Swann.

L'équipe s'était renseignée sur les motifs qui avaient poussé l'homme à se barricader dans son véhicule : son mariage tombait en ruines, son entreprise périclitait et sa santé se détériorait.

« Les tuiles s'accumulent jusqu'à ce que la personne ait juste envie de faire cesser sa douleur, explique Swann. Elle voit le suicide comme sa seule porte de sortie, alors il faut la convaincre de nous laisser le temps de lui montrer qu'elle n'est pas sans ressources. »

L'homme a fini par remettre son arme à son fils et est descendu sain et sauf de son véhicule.

L'oreille grande ouverte

Tous les négociateurs s'entendent pour dire que l'écoute active est leur meilleur outil.

« Cette technique consiste à répéter les paroles du sujet pour qu'il sache qu'on l'écoute, explique Hodges. Il commence alors à voir qu'on se soucie vraiment de lui, ce qui l'amènera à s'ouvrir. On peut alors essayer de mettre le doigt sur le problème pour déterminer comment le régler. »

Il s'agit aussi de convaincre le sujet qu'il a besoin du négociateur pour obtenir ce qu'il veut.

« Pour assurer la sécurité des policiers, on ne peut pas laisser le sujet dominer la situation, mais on peut lui donner l'impression de lui accorder une certaine latitude, sans toutefois lâcher les rênes », fait valoir Hodges.

La plupart des négociateurs sui-vent un cours sur le dénouement des situations de crise et apprennent certaines tactiques sur le terrain. Mais au bout du compte, ils conviennent tous que leur travail se fonde sur une formation de base, sur la compassion et sur l'instinct.

« Ce n'est pas de la magie, affirme Hodges. Il s'agit simplement de parler à des gens, comme les policiers le font tous les jours. C'est la même chose en négociation. On applique des techniques spéciales, on cherche à établir un rapport et on écoute activement. »

Formation sur l'intervention et la désescalade en situation de crise

L'affaire Robert Dziekanski survenue en 2007 a fait ressortir la nécessité de mieux former les policiers à la santé mentale et à la gestion des personnes en crise.

Depuis janvier 2012, les membres de la GRC en C.-B. suivent la formation obligatoire du Centre de formation de la Région du Pacifique (CFRP) sur l'intervention et la désescalade en situation de crise dans les six mois après leur entrée en fonction.

La formation comprend cinq modules en ligne suivis d'une révision et d'un exercice pratique en classe au CFRP à Chilliwack.

« Les membres font une grande partie du travail eux-mêmes en suivant les modules et en faisant l'examen en ligne, puis viennent au CFRP pour la partie en classe », explique le gend. Rodney Wagner, ancien infirmier psychiatrique qui donne le cours.

Wagner enseigne ce qu'est la maladie mentale et comment intervenir efficacement auprès d'une personne en crise. Il reconnaît que bien des policiers utilisent déjà de bons outils de communication, et il les encourage à parfaire leurs compétences et à les mettre en pratique, dans la mesure du possible.

« Les policiers ont tendance à mettre tous leurs efforts sur le problème et sur la solution; c'est pourquoi j'essaie de les amener à ralentir, dit-il. Il est difficile de prendre le temps d'écouter quand on pense connaître déjà la réponse. C'est une compétence à acquérir. »

Il enseigne aux participants comment reconnaître une personne suicidaire et pratiquer l'écoute active et respectueuse.

Tous les policiers de première ligne et superviseurs en C.-B. doivent suivre la formation, car la province souhaite qu'ils soient tous prêts à intervenir dans de telles situations.

« On ne sait jamais quand viendra son tour, ajoute Wagner. Un inspecteur qui arrive sur les lieux d'un accident ou un gendarme qui intervient à la suite d'un incident pourrait devoir appliquer ces techniques pour rétablir le calme. »

– Mallory Procunier

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