Vol. 79, Nº 4Reportages

Deux hommes vêtus d'une ample combinaison jaune leur couvrant le corps et le visage.

Guerre au fentanyl

Réaction policière à la déferlante d'intoxications

Les membres de l'escouade britanno-colombienne de répression visant les laboratoires clandestins doivent porter un équipement de protection individuel complet lorsqu'ils inspectent des laboratoires servant à la production de fentanyl. Crédit : Avec l'aimable permission du s.é.-m. Ed Stadnik

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L'arrivée du fentanyl sur le marché noir de la Colombie-Britannique, en 2014, a déclenché une tempête. Comme une épidémie virale, la drogue s'est d'abord répandue dans les centres urbains (Vancouver, Surrey et Victoria), où elle a fait des centaines de victimes de surdose.

Comme la plupart des drogues qui apparaissent sur le marché, le fentanyl a commencé par faire des amateurs dans l'ouest du Canada. À l'origine prescrit comme analgésique aux cancéreux, il est aujourd'hui fréquemment consommé à titre récréatif aux quatre coins du pays.

« Il frappe désormais partout, déclare le serg. Eric Boechler, membre de la GRC relevant de la Police fédérale en Colombie-Britannique. Les régions où il n'a pas encore sévi ont tout intérêt à se préparer, parce qu'il s'en vient. »

Le fentanyl fait courir de sérieux risques aux gendarmes qui répondent aux demandes de service liées aux stupéfiants. Cet opioïde de synthèse cent fois plus puissant que la morphine peut être absorbé par voie cutanée ou accidentellement inhalé par les policiers qui entrent en son contact. Sous sa forme la plus pure, deux milligrammes – l'équivalent de quelques grains de sel – suffisent à causer la mort.

Bien que le Canada soit encore en pleine crise de fentanyl, la GRC travaille avec la population pour stopper les ravages de cette drogue mortelle. Les nouvelles politiques, procédures, brigades et outils dont elle s'est dotée ont permis à ses membres de mieux protéger les Canadiens.

Point zéro

Pour la GRC en Colombie-Britannique, la sécurité des policiers commandait de toute urgence la mise au point d'une formation sur le fentanyl.

« Finie l'époque où on pouvait présumer, en voyant de la poudre blanche, qu'il s'agissait de cocaïne ou d'une substance de frelatage, commente le serg. Boechler. Aujourd'hui, le risque est tel que toute poudre blanche de nature inconnue peut représenter un danger pour les policiers. »

Après l'intoxication au fentanyl de plusieurs policiers en 2016, la GRC a diffusé une vidéo mettant en garde le public et les premiers intervenants contre les périls de la drogue et rappelant aux policiers de se munir d'un équipement personnel pour éviter le contact cutané : respirateur, gants de nitrile doublés et, au besoin, combinaison de protection contre les matières dangereuses.

Pour parer au pire, la GRC a aussi monté et donné un cours national obligatoire sur la naloxone, un antagoniste d'opioïdes comme le fentanyl. Plus de 13 000 vaporisateurs nasaux de naloxone ont été distribués dans les détachements du pays. Les policiers de service sont maintenant mieux équipés pour remédier à une exposition accidentelle ou secourir un citoyen intoxiqué.

Autre difficulté que la GRC a dû surmonter : l'absence d'outil fiable permettant aux agents de savoir si la poudre blanche qu'ils trouvent est du fentanyl ou quelque chose de moins nocif. Les tests habituels faits sur place – trousses NIK et NARK – manquent de précision. Selon le serg. Boechler, ils fournissent parfois de faux positifs sur la présence d'autres substances que le fentanyl, ce qui invite le policier à s'estimer en sûreté alors qu'il ne l'est pas.

Après des mois d'essais, la GRC introduit l'emploi d'une nouvelle solution technologique : le détecteur ionique. De la taille d'un ordinateur portable, cet appareil effectue sur place une analyse de traces et indique, sans qu'on ait envoyé d'échantillon au laboratoire ni fait venir de chien policier, si l'espace est contaminé par du fentanyl ou l'un de ses analogues.

« Il s'agit d'une initiative nationale majeure, commente le serg. Boechler. Disposer d'un instrument scientifique qui nous dit si un endroit est sûr ou non, c'est énorme! »

La GRC en C.-B. s'est déjà dotée de huit appareils et compte en acquérir davantage. Les autres provinces lui emboîteront le pas dans les prochains mois.v

Drogue expédiée par la poste

Une fois mises en place des mesures propres à assurer la sécurité des policiers, la GRC a dû se hâter de trouver d'où la drogue provenait. Bien que le fentanyl puisse être produit dans des laboratoires clandestins situés au Canada, de grandes quantités sont importées de Chine.

La GRC en Colombie-Britannique a donc conçu le projet EPLAN, une action provinciale ciblant les colis qui arrivent au centre de traitement du courrier et du fret de l'aéroport de Vancouver. Parallèlement, afin de s'attaquer au trafic international, les Opérations criminelles de la Police fédérale ont officiellement lancé une stratégie nationale de lutte contre les opioïdes de synthèse. Nos enquêteurs collaborent avec la Chine, les États-Unis et les pays européens en vue d'identifier les fournisseurs mondiaux et empêcher l'entrée de stupéfiants au Canada.

Pièce centrale du dispositif national de lutte anti-opioïde créé par la GRC, le centre des opérations conjointes sur le crime organisé (COC-CO) permet à celle-ci de travailler étroitement avec Postes Canada et l'Agence des services frontaliers du Canada pour garder le fentanyl hors du pays.

« En échangeant de l'info en temps réel, on peut repérer les colis, recueillir des renseignements et veiller à l'exécution de la loi de manière ciblée », fait observer la serg. Nini Varkonyi, membre de la Police fédérale de la GRC affectée au COC-CO.

La GRC reste en contact avec ses partenaires provinciaux pour se tenir au courant des enquêtes, saisies et surdoses mortelles liées au fentanyl et pour entrer en liaison avec les nouveaux coordonnateurs provinciaux en matière de fentanyl.

« Il faut se réunir et en parler, affirme la serg. Varkonyi. La tâche est immense. Du fentanyl, il y en a vraiment partout mainte-nant. Il est indispensable qu'on travaille tous ensemble. »

D'après le s.é.-m. Ed Stadnik, chef d'équipe du EPLAN, le fentanyl présente une difficulté inédite pour les enquêteurs. Extrêmement concentrée, la drogue circule dans des emballages beaucoup plus petits que ceux des autres drogues. Ce fait change complètement la donne, car pour obtenir une déclaration de culpabilité, la police doit prouver que le destinataire avait connaissance que le colis reçu contenait de la drogue.

« On a l'habitude des livraisons contrôlées où l'infraction est facile à établir : la quantité de coke ou d'héroïne est si grande – palettes ou sacs de sport remplis de briques de drogue compactée – qu'on sait immédiatement quand le suspect en prend possession, explique le s.é.-m. Stadnik. Mais le fentanyl est une substance si indescriptible qu'on ne peut pas prouver que le destinataire savait ce qui se trouvait dans le colis. »

Pour affronter la situation, la GRC s'est mise à cogner aux portes des adresses de livraison de colis suspects et à s'entretenir avec les destinataires afin de recueillir des renseignements. Depuis qu'elle a commencé, le nombre de colis arrivant à Vancouver a considérablement baissé.

« Bien des vendeurs ne garantissent plus la livraison au Canada, fait savoir le s.é.-m. Stadnik. D'après nos informateurs, il est plus difficile qu'avant de faire entrer du fentanyl au pays. »

Contamination transfrontalière

Tandis que la GRC s'emploie à juguler la crise du fentanyl en Colombie-Britannique, d'autres provinces commencent à voir la drogue pénétrer sur leur territoire.

Pour contrer le succès du fentanyl et les violences croissantes liées au trafic de drogue à Grande Prairie (Alb.), le détachement local de la GRC a formé une escouade antidrogue spécialisée, composée de cinq personnes et chargée de mener des enquêtes en profondeur en vue de neutraliser les revendeurs et fournisseurs de fentanyl qui habitent dans la région.

Le cap. Eldon Chillog, superviseur de l'escouade, a noté des changements depuis l'entrée en action de son équipe, comme en témoigne la récente saisie des 2 000 comprimés de fentanyl.

« Grâce à nos interventions, vendeurs et fournisseurs se sont faits plus rares, constate le cap. Chillog. Ils savent qu'on les a à l'œil, alors ou bien ils ont complètement délaissé le fentanyl, soit ils ont commencé à vendre de l'héroïne colorée à la place. »

Outre son travail d'enquête, l'escouade vi-site les communautés locales pour les informer et les sensibiliser aux dangers du fentanyl.

Le cap. Scott Hanson, membre de l'équipe manitobaine CLEAR (qui s'attaque aux laboratoires clandestins), est lui aussi convaincu des vertus de la concertation : peu après l'arrivée du fentanyl, le ministère manitobain de la Justice a créé un groupe de travail réunissant des représentants d'organismes de santé, de services sociaux et d'application de la loi, dont la GRC.

« On essaie de modérer la demande et de couper les sources d'approvisionnement, aussi bien par la sensibilisation que par la répression, déclare-t-il. La collaboration est bien plus facile quand tous les intéressés sont assis à la même table et peuvent échanger de l'information. »

Le cap. Hanson a vu le fentanyl sortir des centres urbains comme Winnipeg pour gagner les régions rurales. En réaction, la GRC au Manitoba a monté une vigoureuse campagne médiatique pour informer et protéger la population. Au dire du cap. Hanson, il s'agit non pas d'effrayer les gens, mais de les aider à prendre des décisions éclairées.

Déplacement vers l'Est

Attentives à ce qui se passe sur la côte Ouest, les Maritimes se sont mises au boulot en 2014. Jusqu'ici, l'essentiel du travail que la GRC a effectué dans les provinces atlantiques a consisté en préparatifs : formation des membres et acquisition de matériel et de ressources. Des cas de fentanyl commencent tout juste à être signalés dans ces provinces.

En plus de veiller à la formation adéquate des policiers, le s.é.-m. Steve Conohan, membre de l'équipe terre-neuvienne CLEAR, incite tous les détachements urbains et ruraux à se procurer plus d'équipements de protection individuels à l'intention de leurs agents de première ligne. L'escouade a aussi créé de petites cartes imprimables indiquant aux employés la marche à suivre pour manipuler des substances dangereuses comme le fentanyl.

« On montre à nos policiers comment procéder de A à Z, dit le s.é.-m. Conohan. Le message de fond qu'on envoie à nos agents de première ligne est le suivant : votre santé nous importe. »

Cette année, la GRC à Terre-Neuve a détaché une vingtaine d'employés des Opérations, des Renseignements criminels, de l'Analyse des crimes et de la Prévention antidrogue auprès des équipes britanno-colombiennes qui sont confrontées au plus gros de la crise du fentanyl.

« On voulait voir comment ils fonctionnent et gèrent le problème au quotidien. Ce sont eux, les experts en la matière, affirme le s.é.-m. Conohan, qui transmet à ses collègues ce qu'il a appris dans l'Ouest. Ce qu'on veut, c'est que, dans l'ensemble du pays, tous les membres adoptent une approche normalisée. »

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